Sommaire
- 1 Interview d’Agnès Crepet – Fairphone
- 2 Le parcours d’Agnes
- 3 L’arrivée chez Fairphone, les débuts de Fairphone
- 4 La mission de Fairphone
- 5 L’équipe d’Agnes et ses missions
- 6 Faire sa propre version d’Android avec un support long terme
- 7 Faire du support long terme sans perdre de fonctionnalités
- 8 Les leçons apprises du Fairphone 2
- 9 Le retour d’expérience sur Fairphone Open OS
- 10 Les relations avec les communautés libres (LineageOS, etc)
- 11 La collaboration avec /e/OS (Murena)
- 12 Les relations avec la coopérative Commown et la location d’appareils
- 13 Le collectif Fair TEC
- 14 La longévité matérielle chez Fairphone
- 15 Tribune libre
- 16 Conclusion
- 17 Licence
Interview d’Agnès Crepet – Fairphone
Walid : bienvenue sur Projet Libre et c’est avec plaisir qu’aujourd’hui je reçois Agnès Crépet dans l’épisode numéro 4. Florent Cayré, qui est un des fondateurs de la coopérative Commown, m’encourageait fortement à contacter Agnès car il m’avait dit qu’elle aurait des choses passionnantes à me dire. Elle a bien voulu accepter de parler dans Projets Libres!.
Agnes travaille chez Fairphone, elle est la responsable de l’informatique et de la longévité logicielle. Avec elle on va parler donc de ce que ça veut dire que de maintenir un système d’exploitation et des applications sur la durée, et aussi avec les relations avec les autres acteurs de l’écosystème. Et si vous voulez connaître plus en détail son parcours alors je vais vous mettre en description le lien vers l’excellente épisode du podcast de l’APRIL, Libre à vous numéro 180 dans lequel Agnès décrit très bien tout son parcours.
Agnes merci beaucoup d’être avec nous j’espère que tu vas bien aujourd’hui. Tu m’as dit que tu avais chaud.
Agnes : exactement. Dans mon espace de coworking, il fait extrêmement chaud.
Le parcours d’Agnes
Walid : mais écoute, ça ne va pas nous empêcher de parler. Est-ce que dans un premier temps, tu pourrais nous expliquer assez rapidement ton parcours et ce qui a fait que tu en es arrivée à travailler chez Fairphone?
Agnes : oui, bien sûr. Mon parcours rapide : comme tu l’as dit, dans Libre à vous je vais un peu dans les détails de mon parcours. Donc je ne vais pas te le faire maintenant, mais j’ai principalement bossé en France quand même jusqu’à mes 40 années. J’ai fait des études assez classiques en informatique, en commençant par faire des boulots assez corporate et puis petit à petit en m’éloignant un peu des formules corporate, donc en lançant ma propre boîte avec des potes qui s’appellent Ninja Squad et tout.
Mais bon, en restant on va dire dans l’écosystème français, et en 2018 j’ai rejoint Fairphone, qui est aux Pays-Bas, donc qui m’a donné la possibilité de voir ce que c’était de l’intérieur de bosser pour une boîte qui fait un produit numérique, éthique, on va dire. On va en parler intensivement aujourd’hui, je suppose.
Et puis qui m’a donné aussi la possibilité d’avoir une expérience avec des cultures très différentes. Sortir un peu de mon écosystème franco-français, donc c’était aussi chouette. Et donc je bosse toujours pour cette boîte, 5 ans après, en full remote (NDLR : télétravail complet), enfin almost full remote, c’est-à-dire que j’y vais quand même une petite semaine par mois pour boire des cafés avec mes collègues, juste pour garder un lien. Je trouve que parfois le full remote c’est un peu challenge.
Donc voilà, mon parcours brièvement, et à côté de mes jobs, depuis le début, donc une vingtaine d’années, depuis que j’ai commencé à bosser, et même avant, j’ai toujours fait partie de collectifs militants, politiques, autour d’une certaine forme de numérique plus inclusive, plus libre, plus diversifiée. Donc je fais partie de l’équipe fondatrice de MiXiT, qui a une conférence à Lyon, qui œuvre pour plus de diversité et d’éthique dans la tech. Je fais partie du collectif Duchess France, qui est un collectif qui travaille pour plus de visibilité des femmes tech dans la tech.
Et j’ai aussi cofondé sur Saint-Etienne, la ville où j’habite, un web média, on va dire, qui s’appelle le numéro zéro et qui fait partie de la vague des Indie-Médias. J’en parle aussi dans Libre à vous, donc je ne vais pas trop en parler aujourd’hui. Mais en gros, c’est toute la vague des médias alternatifs qui a apparu à la fin des années 90, début des années 2000, qui était une forme de militantisme pour trouver une alternative aux médias de masse. Voilà. Et tout se passait en ligne. Donc, c’est aussi ce qui m’a donné envie de faire des études dans l’informatique. Donc voilà un petit peu mes actions militantes en dehors de mon job. Mais c’est vrai que depuis que je bosse chez Fairphone, on va dire que j’ai un peu aligné les planètes sur ce truc-là.
L’arrivée chez Fairphone, les débuts de Fairphone
Walid : moi, la première fois que j’ai découvert Fairphone, c’était à une conférence au FOSDEM en 2016 déjà. Donc toi, comment tu es arrivé chez Fairphone?
Agnes : je suis arrivée comme une personne qui n’est absolument pas connue de Fairphone. Donc j’ai postulé une annonce en ligne parce que j’avais l’impression que j’avais un profil qui correspondait au poste, et pas un recruteur qui m’a contacté en disant « on a un super poste pour vous ». Déjà d’une, parce qu’on n’a pas la thune chez faire fun d’avoir des recruteurs, en tout cas on le fait très rarement, ponctuellement, et aussi parce que ce n’est pas forcément dans notre philosophie. On a envie aussi que n’importe qui puisse postuler.
Donc je suis arrivée juste parce que j’avais envie d’avoir une expérience quand même en dehors de la France, ça c’est sûr. Et puis ça faisait longtemps que j’avais envie de bosser pour une boîte produit, numérique éthique, numérique responsable. Donc voilà, il n’y en a pas tant que ça finalement en Europe. Donc je l’ai suivi depuis longtemps, depuis la campagne de sensibilisation qu’il et elle avaient fait autour des minerais de conflits en 2010-2011. J’avais suivi ce projet, j’avais vu le Fairphone 1 et le Fairphone 2 sortir.
Je suis arrivée 5 ans après le début de l’histoire, après le début de la boîte, parce que la boîte c’est en 2013 : je suis arrivée en 2018. On vient de fêter nos 10 ans, donc tu vois, je suis arrivée sur la deuxième moitié de vie de Fairphone, ce qui n’est sûrement pas la plus compliquée, on va dire. Je ne dis pas que c’est simple de bosser aujourd’hui chez Fairphone, parce que rien n’est acquis. C’est toujours très compliqué, chaque mois tu as des nouveaux problèmes qui arrivent, il faut les résoudre, et puis on n’a pas une assise financière qui nous permet de prendre des risques, même si on en prend beaucoup.
Mais ce n’est rien en comparaison aux personnes qui ont fait les 5 premières années, je pense. Toute humilité parce que ces personnes-là, elles étaient sur un projet qui était naissant, ou sur les premiers produits qui étaient compliqués. Fairphone 1 et Fairphone 2, ce sont des produits dont la qualité n’était pas exceptionnelle, parce que l’on apprenait. Donc du coup, beaucoup, beaucoup de stress, je pense, pour cette équipe de personnes sur les 5 premières années.
Je n’ai pas vraiment connu, j’en ai vu quand même quelques aspects quand je suis arrivée en 2018 sur les premières, les 1 ou 2 premières années. Et ça s’est un peu stabilisé quand on a sorti le Fairphone 3. C’est quand même un produit de bien meilleure qualité, qui montre que, au bout d’un moment, on a su faire quand même des téléphones très corrects. Je suis un peu dure avec nous-mêmes, mais on se le cache pas vraiment et puis c’est important de pas le cacher aussi. De là où on en est, de là où on a commencé quoi.
Fairphone est un succès aussi par les utilisatrices, utilisateurs qui ont supporté ce projet dingue de faire un téléphone éthique en ayant des problèmes techniques sur les premiers opus quoi. C’est à dire qu’en fait il y a des gens qui utilisaient le Fairphone 2 en ayant des gros soucis mais qui étaient contents d’utiliser parce qu’ils participaient à un projet différent. Donc ça c’est un truc à souligner, l’importance de la communauté sur ce genre de projet.
Walid : toi t’avais déjà travaillé avec du matériel ou c’était quelque chose de nouveau pour toi ?
Agnes : non, non, c’était complètement nouveau et je connaissais rien d’Android quand je suis arrivée. Donc si tu veux j’avais quand même des marches à monter. J’étais développeuse back-end, je faisais du back-end. Donc je venais un peu de loin, après j’avais fait un peu de management de projet, des choses comme ça, d’équipe, plus que de projet d’ailleurs.
Oui j’étais quand même sur une stack technique très différente. J’avais quand même fait un peu de Linux au tout début de ma carrière, du développement C, donc ça, ça m’a aidée. Parce qu’aujourd’hui, c’est vrai que c’est quand même…
On fait ça, une partie de mon équipe fait ça. Mais c’est vrai que c’était quand même un beau challenge quand je suis arrivée. J’avais très peu de compétences en électronique, donc voilà. Tout ce qui est processeur Qualcomm, etc., il a fallu que j’apprenne beaucoup de trucs. Ça va mieux aujourd’hui, mais je t’avoue que les premiers mois ont été bien remplis.
La mission de Fairphone
Walid : si je reviens sur Fairphone, l’entreprise en général, est-ce que tu peux juste nous décrire quel est l’objectif que vous cherchez à atteindre ?
Agnes : la mission de l’entreprise, c’est de changer l’industrie électronique pour la rendre plus responsable, pour faire en sorte qu’on ne se cache plus la face sur les exactions commises dans la construction de téléphones, exactions sociales ou environnementales. Et pour faire en sorte de changer l’industrie pour qu’elle devienne meilleure, et que les gens soient mieux payés dans la supply chain (NDLR : la chaîne d’approvisionnement) et que le téléphone dure plus longtemps pour éviter trop de déchets électroniques. Je fais court, mais c’est quand même le principal axe de Fairphone et en ce sens c’est vrai que ça reste un projet assez unique parce que nos KPIs, par exemple, les indicateurs de performance, ne sont pas uniquement basés que sur la rentabilité financière, mais aussi sur toutes les zones d’impact que j’ai un peu citées.
Donc, est-ce qu’il y a beaucoup de personnes qui bénéficient de nos programmes sociaux en termes de salaire ? Est-ce qu’il y a des fair matériaux (NDLR : matériaux responsables) qui sont inclus dans le téléphone ? Est-ce que l’on recycle comme on prétend le faire ? On a plein d’indicateurs de performance qui existent et qui permettent de suivre les critères de réussite qu’on se fixe. Ces critères de réussite ne sont pas évidemment que financiers.
Mais la finance est aussi importante parce que l’on n’est pas une NGO (NDLR : une ONG). On est une boîte, même si on est une entreprise sociale : c’est un statut un peu similaire au SCOP en France. Les Pays-Bas l’appellent Social Enterprise, mais c’est similaire au SCOP. On est aux Pays-Bas, donc c’est des capitalistes, c’est des libéraux absolus, donc c’est quand même moins classe que des SCOP, je dirais. Mais quand même, ça ressemble un peu, avec notamment le fait de ne pas inclure uniquement la rentabilité financière de la boîte. C’est quand même important qu’on vise la rentabilité financière parce que si on prétend influencer l’industrie électronique, il faut qu’on montre que ce projet est viable. Il faut qu’on montre à Samsung et à d’autres que si vous faites des téléphones en payant des living wage, des revenus convenables, décents aux personnes qui assemblent le téléphone, c’est possible. Vous allez y arriver, vous n’allez pas mettre votre boîte à risque. Donc tout ça, c’est important aussi pour nous.
L’équipe d’Agnes et ses missions
Walid : si je prends maintenant ton équipe, combien de personnes êtes-vous ? Quelle est l’étendue de vos différentes missions ?
Agnes : mon équipe, tu parles juste de mon équipe.
Walid : oui, ton équipe.
Agnes : alors j’ai une quinzaine d’ingés, enfin de personnes dans mon équipe. J’en ai deux tiers sur le non exotique, on va dire l’IT pur : Dev, Backend, Kotlin, Spring ou des choses beaucoup encore moins exotiques qu’implémenter un ERP. Quand je suis arrivée dans la boîte, si tu veux, il n’y avait pas toute la stack IT que tu trouves dans des boîtes classiques. Donc il y avait pas un logiciel de finance, un helpdesk, rien pour gérer les stocks et tout ça. Donc il a fallu qu’on mette en place des solutions, qui ne m’excitent pas tant que ça,
Mais qu’il faut faire pour scaler : ERP et compagnie. On a changé de webshop la semaine dernière.
Enfin voilà, on assainit la stack technique IT.
J’ai aussi des développeurs et développeuses qui travaillent sur tout ce qui est collecte de data très spécifique pour faire de l’analytique sur les KPIs qu’on prétend suivre. Donc typiquement, on avale toutes les data qui viennent d’usines, qui viennent des repair centers (NDLR : centres de réparation) pour faire de l’analytique sur c’est quoi qui break (NDLR : casse) le plus, là où il faut qu’on s’améliore, ce qu’on appelle les fields failure rates, les taux d’échec dans le champ.
Donc quand ton téléphone est shippé (NDLR : envoyé), c’est un hardware (matériel), donc c’est compliqué. Tu ne peux pas faire une mise à jour facilement, enfin une mise à jour software (logiciel), on ne peut pas tout résoudre, notamment pas le hardware. Et donc on suit dans le field toutes les erreurs, hardware et software, grâce au fait que le téléphone peut revenir dans un centre de réparation. Donc tout ça, on le suit. Et tout ça, c’est des solutions techniques à mettre en place. J’ai des gens qui font ça chez moi.
Et j’ai un tiers de l’équipe qui travaille vraiment sur tout ce qui est longévité logicielle du téléphone, comment lutter contre l’obsolescence des téléphones Android. Donc là, c’est vraiment des gens plutôt embedded development (NDLR : développement embarqué). J’ai une personne à temps plein sur le noyau Linux, voilà, des choses comme ça qui nécessitent des compétences qui sont assez particulières, un peu niches. Parce que si je te parle du noyau Linux, par exemple, aujourd’hui il n’y a personne qui fait beaucoup d’upgrades de noyau Linux sur une stack Android de téléphone.
L’industrie est faite dans la stack Android. Gros, tu shippes ton téléphone avec une version d’Android, tu fais, allez, au pire une ou deux versions, un ou deux upgrades, et c’est tout. Tu n’as même pas besoin de toucher ton noyau. Mais si nous on veut faire 5, 6, 7, 8 ans de support logiciel, il faut qu’à un moment donné on mette à jour le noyau Linux ou qu’on trouve des solutions similaires. Tout ça, ça nécessite des compétences assez particulières, de mainlining, d’upstream Linux, kernel, des choses comme ça.
Et donc, j’ai une personne à temps plein là-dessus dans ce petit tiers-là. Je te parlais, un tiers, c’est-à-dire cinq personnes : on n’est pas une équipe de 100 ingénieurs. Fairphone, c’est 140, 150 personnes aujourd’hui et donc je gère ces 10% en charge de la stack technique software.
Faire sa propre version d’Android avec un support long terme
Walid : si je prends la partie Android, comment vous faites pour faire votre propre version d’Android pour Fairphone ? Qu’est-ce que ça veut dire, en gros, schématiquement, les différentes étapes ?
Agnes : on essaye de rester au plus proche du vanilla Android, donc du stock Android, c’est-à-dire de l’Android normal délivré par Google. Mais évidemment que ce n’est pas possible, enfin disons que ce n’est pas possible. Forcément entre ce que livre Google et ce que tu vas avoir sur ton téléphone, tu as des différences. Tu as des différences qui sont liées au hardware, en fait, les composants que toi tu as choisis en tant que fabricant de téléphone. Et puis tu as des différences qui concernent plutôt la stack haute, ce qui va, par exemple, toucher des apps ou des choses comme ça, au regard de ce que te demandent tes opérateurs réseau : Orange, Vodafone, Dutch Telecom et compagnie. La customisation Fairphone, ce sont des choses qui ne se voient pas forcément auprès de l’utilisatrice utilisateur final, sauf si l’opérateur veut délivrer des apps particulières. Mais si jamais tu squeezes cette exception sur les opérateurs, ce qu’on fait c’est tout le temps au plus proche de ce qu’est Android, de ce qu’est la version Android qu’on implémente.
Walid : donc là on parle de l’AOSP (Android Open Source Project) ?
Agnes : oui. Alors, on va dire dans Android, si jamais je reprends un peu la base, tu as plusieurs couches. Tu as le noyau Linux : Android tourne sur un noyau Linux. Tu as ce qu’on appelle l’Hardware Abstraction Layer – HAL (NDLR : la couche d’abstraction matérielle) – , donc c’est vraiment tout ce qui colle à ton hardware, j’y reviendrai. Tout ce qui est Android Runtime, les librairies natives, graphiques, etc.
Tu as l’Android Framework et t’as les applications. Et dans toutes ces couches-là, t’as du closed source et de l’open source.
Dans tout ce que je viens de dire, il y a une partie qui s’appelle AOSP, qui s’appelle Android Open Source Project, et qui touche grosso modo au cœur open source d’Android.
Walid : mais ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a beaucoup de closed source ?
Agnes : typiquement, toute la partie HAL, l’implémentation HAL, elle n’est pas open source. Tu as l’interface qui est open source mais l’implémentation n’est pas, c’est ça qui va te permettre d’adapter, de faire tourner ton Android sur des processeurs particuliers qui sont ceux que toi tu as choisis par rapport au design de ton téléphone. Et donc là, on parle de code propriétaire, on parle de ce qui va tourner sur les seconds processeurs, la partie modem, etc.
Et typiquement, on parle potentiellement de code Qualcomm pour nous, puisqu’on a un processeur Qualcomm. Mais on peut parler aussi d’autres types de firmwares, tout ce qui est caméra firmware, fingerprint sensor (NDLR : capteur d’empruntes digitales), enfin voilà. Dans tes notes de podcast, je te mettrais un article qui a été écrit par des académiques récemment, là que j’aime bien, qui explique à quel point c’est compliqué de maintenir en fait un produit qui tourne sur un processeur, notamment quand c’est de la mobilité, parce que tu as plein de firmware que tu ne contrôles pas forcément en fait. Android est contrôlable parce que le cœur est open source, ce que tu appelles AOSP, d’accord ? Mais il y a plein d’autres bouts de code qui sont très compliqués à maîtriser et qui sont à l’origine de certaines obsolescence.
Typiquement on vient de rollout (NDLR : publier) Android 13 sur Fairphone 3. Fairphone 3 est sorti en 2019 avec Android 9. Donc tu vois c’est cool, on a fait plein de upgrade. Et tu vois, un truc moins cool, c’est que le fingerprint sensor, on a eu un drop (NDLR : abandon) du support du fabricant, donc plus de firmware. Et là typiquement, on est bloqué. On a des livres Android 13, on a la certif’ Android, Google, etc.
Mais ce fingerprint sensor n’a plus de mise à jour firmware. Donc ça veut dire que tout ce qui est Android vérifie ça. Dans Android, tu as une spec qui dit, bon, ton sensor, s’il répond à ces requirements-là, il a un level de sécurité OK, un level de sécurité faible, un level de sécurité strong, etc. Et avant, on avait le level strong, et on a dû passer au level d’en dessous. Parce qu’on n’avait pas pu faire la mise à jour firmware de ce… Je suis un peu longue, mais tu vas comprendre que ça répond à ta question.
On a dû passer au niveau d’en dessous parce que justement, on n’avait pas la mise à jour du firmware de ce Fingerprint Sensor. On a quand même la certification Android, mais ça veut dire que concrètement, pour l’utilisatrice finale, elle va devoir en fait, typiquement, ne plus utiliser le fingerprint sensor pour faire cette transaction en bancaire et utiliser un PIN, password ou ce que tu veux.
Typiquement, le fait de potentiellement perdre le contrôle de certains firmware, même si tu fais du téléphone qui dure dans le temps, du software qui dure dans le temps, même si tu contrôles ta puce, je parlerai longuement de la puce plus tard si tu veux, ton processeur pardon. Il y a des bout de code qui sont compliqués à garder sous contrôle et typiquement ce genre de trucs.
Du software long terme sur du téléphone, ça veut dire potentiellement des compromis pour le end user, pour le consommateur ou la consommatrice finale. C’est pas facile forcément à expliquer commercialement ou en termes de marketing marketing un client qu’en fait il gagne un support long terme mais il perd des fonctionnalités qu’il avait au départ. Potentiellement il peut perdre des fonctionnalités exactement. Tu vois on a un public quand même qui est conscient de ça, on vient du Fairphone 2, tout à l’heure je te disais le Fairphone 2 qui était un téléphone de qualité moyenne, beaucoup d’issues hardware où les gens quand même nous ont soutenus. C’est vrai que sur le Fairphone 3 on a élargi un peu notre base d’utilisatrices, d’utilisateurs et du coup les gens étaient un peu plus exigeants, et ça c’est devenu encore plus vrai sur le Fairphone 4.
Bah ouais c’est super chiant. Là tu te connectes sur le forum de Fairphone, tu regardes l’upgrade Android 13 qu’on a fait la semaine dernière, t’en as plein qui gueulent sur ces sortes de fingerprints. On n’a pas été très bons sur la communication avant l’upgrade, sur les releases notes, etc. On s’est vautré sur un truc de quelques jours, on a pu dire le truc un peu en retard, on n’est pas parfait.
Mais oui, mais carrément c’est compliqué. Après évidemment qu’on veut s’améliorer, et typiquement, moi ce que je veux faire, c’est le fingerprint sensor de notre téléphone de dernière sortie. Il faut absolument qu’on arrive à les convaincre de signer pour 8 ans. Même s’ils n’ont pas l’habitude, même s’ils ne savent pas faire, on s’en fout, il faut qu’on garde le contact avec eux le plus longtemps possible. Toute l’explication que Fairphone a l’habitude de faire sur les fair materials, donc les métaux qu’on inclut dans notre supply chain qui sont conflict free, qui respectent les conditions de travail, qui n’ont pas d’enfant, tout ça. On sait que c’est une longue journée et que sur 50 métaux, pour le moment, on n’en est qu’à 15.
Quelque part, sur le corps, la stack technique de notre téléphone, on en est au même point. C’est-à-dire qu’on essaye, entre guillemets, de se frayer un chemin pour avoir quelque chose de plus éthique, de plus responsable pour faire de la longue durée, mais c’est un chemin. On ne peut pas gagner sur tous les aspects. Je suis très contente de ce qu’on fait aujourd’hui avec Qualcomm par exemple, ça va beaucoup mieux qu’il y a quelques années. J’espère vraiment qu’on va continuer à avoir un partnership (NDLR : partenariat) fort pour que vraiment on puisse avoir le support du modem, le support de Qualcomm jusqu’à la fin. Mais sur d’autres aspects, ce n’est pas facile, le fingerprint sensor, c’est un vrai échec sur le Fairphone 3.
Faire du support long terme sans perdre de fonctionnalités
Walid : Cette équipe qui n’est pas une très grosse équipe, finalement de ce que je comprends, peut-être à demi-mot, une bonne partie de votre temps vous le passez à travailler sur le matériel existant pour le faire durer le plus longtemps possible. Ça doit vous occuper une grosse partie du temps finalement, non ? Sur la partie vraiment Android, je parle.
Agnes : sur la partie Android, les nouveaux produits, les produits récents sont gérés par ce qu’on appelle un ODM. Donc l’ODM, c’est ton usine en fait. C’est la boîte qui assemble les téléphones. Voilà, donc en gros, c’est ceux qui font et le hardware et le software. ODM ça veut dire Original Design Manufacturer : l’usine d’assemblage en Chine. Et donc l’ODM fait souvent le premier upgrade Android et puis après nous on prend le relais in-house (NDLR : en interne) quoi, on in-source les développements avec l’équipe dont je te parle, que je gère. Et par définition, évidemment qu’on est plus focalisé sur les produits qui sont déjà sortis, mais ça veut pas dire qu’on intervient pas sur les produits qui vont sortir. Là typiquement le fingerprint sensor, si jamais je rétrospecte un peu sur pourquoi on en est là aujourd’hui, c’est typiquement qu’à l’époque on n’a pas été nous dans mon équipe assez… moi, allez j’assume, je take ownership (NDLR : je prends la responsabilité) sur l’erreur là. J’ai pas été peut-être sûrement assez vigilante à l’époque quand on a designé le Fairphone 3 pour sécuriser l’agrément avec le fabricant du fingerprint sensor, pour faire en sorte qu’il s’engage bien avec nous sur 7 ou 8 ans. À l’époque, parce que j’y arrivais… Enfin bref, le téléphone est sorti en 2019, moi je suis arrivée fin 2018, du coup on a dû sûrement avoir un loupé là.
Mais grosso modo, mon équipe est aussi incluse dans les premières étapes de conception des téléphones à venir pour justement garantir ce genre de trucs. Toute l’architecture logicielle d’Android, là je t’ai fait les layers vite fait là, c’est vachement essentiel qu’on audite le code en fait, qu’il sorte de l’ODM, pour éviter de faire en sorte que le code soit pourri, parce que c’est nous qui allons nous taper la maintenance derrière.
Donc on fait des audits, on leur dit ça ça va pas, il faut le faire comme ça. Tous les changements au niveau d’Android que Google pousse depuis quelques temps sont plutôt pas mal, plutôt designés pour la longévité, Treble, GSI, tout ça on pourra en parler si tu veux. Et bien tous ces trucs là, les usines en Chine, je ne vais pas faire de racisme, de discrimination, mais toutes ne sont pas très tenue, on ne bosse pas avec les plus grosses usines. Quand on leur parle des nouveautés d’Android pour assurer la longévité, donc GSI, Treble, parfois elles connaissent, parfois non, donc il faut qu’on soit vigilant là-dessus pour faire en sorte que si dans trois ans on doit faire un upgrade de kernel, on doit faire dans un an une nouvelle mise à jour en dehors de nous-mêmes, ce soit possible et qu’on ne passe pas trop de temps à le faire. Qu’on optimise aussi le temps de dev qui sera nécessaire à faire ces futurs upgrades.
Donc on est de plus en plus impliqué, mon équipe, sur les futurs produits, mais c’est vrai qu’une grosse partie de notre quotidien, c’est de faire durer les produits qui sont déjà sortis. On vient de finir le support du Fairphone 2 en mars dernier. Ça faisait 7 ans et 3 mois qu’on y bossait dessus. Donc, le Fairphone 2, pour nous, encore l’année dernière, c’était le gros de notre quotidien. Un téléphone qui avait déjà, à l’époque, l’année dernière, 6 ans. Donc, beaucoup d’argent, beaucoup de temps, pour zéro retour sur investissement, puisque quelque part, le téléphone a déjà été vendu, il n’était même plus vendu. Donc ça c’est des choses qui sont compliquées en fait à maîtriser au sein d’une boîte comme Fairphone qui n’est pas très grosse. C’est toujours compliqué d’estimer ce que va coûter un support logiciel long terme.
Les leçons apprises du Fairphone 2
Walid : Justement on parlait du Fairphone 2, quels sont vos retours aussi bien au niveau matériel que logiciel ? Quelles sont les grandes choses que vous avez apprises avec le Fairphone 2 et qui vous ont permis de faire le Fairphone 3 et après le Fairphone 4 ?
Agnes : Au niveau hardware, on a beaucoup appris sur la modularité. Chez Fairphone, on fait ce qu’on appelle une analyse du cycle de vie, donc ce que va coûter le téléphone d’un point de vue environnemental, sur toutes les étapes de vie du téléphone, sa production, son usage et sa fin de vie. Et en fait, sur le Fairphone 2, en comparaison au Fairphone 3 et au Fairphone 4, on était bien moins bon sur le Fairphone 2 sur le surcoût environnemental lié à la modularité.
C’est-à-dire qu’on a fait de la modularité sur le Fairphone 2, mais que quelque part, ce que ça a coûté sur toute la production, il y a 80% du coût environnemental des téléphones qui sont liés à la production du téléphone, et en fait, le fait de faire un design modulaire, ça peut te coûter plus cher en termes d’émissions de gaz à effet de serre et compagnie quand tu designes ce genre de téléphone : sur le Fairphone 4, si je dis pas de conneries, le surcoût de faire un design modulaire est de 1%, sur le Fairphone 3 il était de 3%, sur le Fairphone 2 il doit être de 12%, 12-13%. Donc on s’est amélioré là-dessus, puisqu’on ne voulait pas se tirer une balle dans le pied, on ne voulait pas dire « c’est cool, on fait un téléphone modulaire, mais regardez, ça coûte 12% plus cher en termes de coût environnemental ». Parce que tu vois, le coût d’avoir des composants spéciaux etc, un assemblage des composants spéciaux peut avoir effectivement un impact sur la footprint (NDLR : emprunte), le CO2, tout ça. On s’est amélioré grandement là-dessus, c’était un gros point de focus qu’on avait.
Sur la partie, bon un peu moins importante, mais quand même, la manière d’assembler, sur la modularité toujours, la manière d’assembler les composants. Sur Fairphone 2, tu avais un clip écran là, on s’était dit « ah c’est trop cool, on va pas mettre deux vis, on va faire un clip écran et du coup c’est trop bien, les gens vont trouver ça très accessible parce que dès que tu prends un tour de vis, ça fait un peu déjà, tu perds des gens ». Cool. Par contre, le fait de faire ces clips-là, et bien sur le temps, il y avait un peu de jeu qui se créait et du coup ton écran avait tendance à se désolidariser du rest de téléphone. Donc c’est pas top quoi. Parce que du coup t’avais des défects quand même assez importants là-dessus.
Grosse erreur sur le bottom module, le module du bas, qui a vraiment un taux d’échec incroyable qui nous a coûté énormément d’argent, parce que le téléphone était sous garantie, même étant sous garantie il y avait énormément de défects. Donc matériellement parlant, on a changé du tout au tout entre le Fairphone 2 et le Fairphone 3. Sur le Fairphone 2 on n’avait aucune validation opérateur, je n’ai pas eu le temps de t’en parler, mais au-delà de l’approuval Google Android, quand tu fais un téléphone Android, à chaque release software, il te faut aussi un approuval des opérateurs, Orange, SFR, ce que tu veux. On n’avait pas ces approuvals-là vraiment sur le Fairphone 2 parce qu’on n’avait pas de deal avec les opérateurs à part sur le Fairphone 3 avec Orange.
Sur le Fairphone 3, on a vraiment on-boardé plein d’opérateurs parce qu’on s’est dit que si on n’était pas chez les opérateurs, c’est compliqué pour que les gens nous connaissent.
Non pas que les gens achètent tout le temps chez les opérateurs, mais en tout cas il fallait être rangé chez eux. Pour être rangé chez eux, ça te demande de faire des tests techniques de malade. T’as des opérateurs de drop test, donc tu vois ton téléphone qui tombe et qui se casse pas, ça peut être 1 mètre, chez les opérateurs ça monte à 1,30 mètre.
Donc pour nous, le Fairphone 3 qui a été rangé (NDLR : mis dans la gamme) chez plein d’opérateurs, ça a été un gros boulot tech au niveau matériel pour avoir quelque chose de robuste malgré qu’il soit modulaire. Je ne te dis pas de challenge… Et sur le Fairphone 4, on s’est beaucoup amélioré sur le côté waterproof, résistance à la poussière, plein d’aspects sur lesquels il fallait qu’on devienne meilleur.
Donc le Fairphone 4 est un très très bon téléphone au niveau matériel. La caméra aussi, beaucoup d’améliorations caméra. La caméra sur le Fairphone 2, bof, la caméra sur le Fairphone 3, so so. Et la caméra sur le Fairphone 4, elle est cool. Évidemment qu’elle pourrait être encore meilleure. Je pense que ce sont les prochains produits qu’on sortira. La caméra, c’est un gros gros sujet. Moi, j’ai des potes autour de moi qui ont acheté un Fairphone, des numéros au-dessus du Fairphone 2, je ne vais pas citer lequel, parce que je ne sais pas, je ne me souviens plus, qui ont renvoyé le téléphone parce que la caméra (c’était des gens fous d’iPhone qui trippaient sur les Fairphone, sur le modèle éthique du Fairphone) mais la caméra était un point bloquant. Donc le Fairphone 4 a une très bonne caméra, mais c’est vrai que pour se comparer à Apple, c’est toujours compliqué.
Par contre, on peut être aujourd’hui similaire à des bons Samsung. Donc c’est déjà pas mal, mais il faut qu’on s’améliore encore là-dessus. Donc voilà, niveau hardware c’est sûr.
Walid : et niveau software, qu’est-ce qu’on a appris avec le Fairphone 2 ?
Agnes : on a énormément appris sur l’obsolescence logicielle. Tout ce que je t’ai décrit, là tu vois, je t’ai parlé de toutes les merdes qu’on a sur le fingerprint sensor du Fairphone 3, donc on continue d’apprendre. Sur le Fairphone 2 on avait des problèmes logiciels quand même assez forts, qui avaient des impacts aussi au niveau consommateur, consommatrice.
Mais on a fait un truc cool sur le Fairphone 2, on a fait Fairphone Open OS, je crois que ça fait partie de tes questions, mais on en parlera un peu plus longuement. Mais ça c’était cool quoi, on a beaucoup appris sur le Fairphone 2. Ce que l’on avait moins sur le Fairphone 1 mais qui existait déjà. Toute la stack open source, comment open sourcer de l’Android correctement. Ça on l’a beaucoup appris.
Le retour d’expérience sur Fairphone Open OS
Walid : c’était une de mes questions en fait. Le Fairphone Open OS, pourquoi vous l’aviez fait ? Pourquoi vous l’avez arrêté ? Qu’est-ce que vous avez appris en fait de cette expérimentation, de cette version d’Android ?
Agnes : alors pourquoi on l’a fait ? Parce que de toute façon, premièrement, ça correspond à notre éthique. Si tu ne peux pas l’ouvrir, tu ne le maîtrises pas. C’était la quote (NDLR : citation) qu’on citait toujours d’un des fondateurs de Fairphone, qui citait toujours l’exemple de ce pourquoi il avait décidé de se lancer dans Fairphone, de lancer le projet Fairphone. Il citait tout le temps l’exemple de son fils qui avait une console cassée. Il ne pouvait pas l’ouvrir cette putain de console parce que tout était propriétaire et tout ça. Et la personne dit « Ouais, je ne voulais pas ça en fait. Je voulais essayer de bosser sur un produit différent qui soit ouvert, que tu puisses réparer toi-même, que tu puisses changer l’écran si tu le casses toi-même, etc. À moindre coût. Et bien quelque part tu peux l’appliquer au software ce truc-là. If you can’t open it, tu peux pas l’ouvrir, you don’t own it, tu le possèdes pas.
Donc là, le fait d’ouvrir la stack software pour faire en sorte que les gens puissent s’approprier le software, éthiquement parlant, politiquement parlant, c’est pour nous essentiel. Ça l’est toujours, même si mon père ne va pas builder le software Android lui-même, avec tout le respect que j’ai pour lui. Je sais que ma tante Ginette, qui habite en Haute-Loire, qui a 83 ans, je ne pense pas qu’elle fasse, mais peu importe, éthiquement parlant, c’est important.
Et après, l’intérêt qu’on a vu dans le fait de faire une version open source : tu avais aussi le côté privacy (NDLR : vie privée), moins de tracking (NDLR : traçage), on parlera de /e/, parce qu’évidemment ça a aidé /e/, Lineage, PostMarketOS, CalixOS. Il y a d’autres communautés qui ont pu nous aider en fait par la suite. Et le fait d’avoir fait à un moment donné notre propre OS, ça nous a aussi permis de discuter avec ces communautés de manière un peu plus sérieuse. Et le troisième aspect, c’est le côté longévité. C’est-à-dire que le fait de planter des graines, d’ouvrir ton code et d’avoir des gens qui s’intéressent à ce que tu fais, la communauté LineageOS qui continue à maintenir le téléphone. Même si toi tu ne le fais plus, comme le Fairphone 2 : on s’est arrêté Android 10, Android 11 est disponible sur Lineage. C’est très positif d’un point de vue longévité. C’est-à-dire qu’en fait, tu donnes les communautés construire leur propre OS et après tu peux avoir une solution décente pour les utilisateurs et utilisatrices qui veulent continuer à utiliser leur device, même quand toi tu droppes le software.
Et, chose aussi cool, tu peux aussi cherry-pick (NDLR : sélectionner) des parties de code que la communauté a faites dans ton stock Android.
Walid : ah, voilà, c’est ça qui m’intéresse aussi.
Agnes : dans l’Android que tu fais toi, quoi. Et ça, on l’a fait, sur le Fairphone 2, c’est ce qu’on a fait.
Les relations avec les communautés libres (LineageOS, etc)
Walid : tout à l’heure, tu disais que tu as des firmwares (NDLR : micrologiciel), tu as des parties qui sont fournies par des fabricants qui ne sont pas libres. Mais si tu fais ta propre implémentation 100% open source d’Android, il faut bien que tu remplaces ça ?
Agnes : oui, tu as plein de drivers open source. Si je parle des drivers plutôt graphiques et tout ça, évidemment, tu as des choses qui existent. Donc on s’est beaucoup inspiré de Lineage, de ces fameuses versions open source d’Android. Lineage est un fork d’Android, basé sur Android. Donc pour nous, c’est à l’inverse de Ubuntu Touch ou PostMarketOS qui ne sont plus basés sur Android, où là c’est un peu plus éloigné on va dire.
La stack technique, LineageOS est vraiment basée sur Android, donc pour nous c’était quand même « pratique » de pouvoir s’inspirer de ce qu’il et elle ont fait. Il y a certaines parties qui ne seront pas solvables par la communauté open source. Donc tout ce qui est pure close source, notamment autour du modem ou des choses comme ça, il y a des choses qui ne sont pas solvables.
Donc typiquement, ce que font les communautés comme ça, ils récupèrent des binaries (NDLR : binaires) de ces bouts de code là, des firmware qui tournent autour du modem et ils touchent pas le truc. Mais ils sont pas trop emmerdés dans le temps parce qu’ils ont pas de certif’ Android à passer. Tu vois? Nous en fait à chaque release qu’on va shipper dans le field, Google nous certifie notre Android. Donc t’as 500 000 tests à passer voire même plus maintenant. C’est ce qu’on appelle la CTS. Donc c’est à l’approval (NDLR : approbation) de Google. Et parmi ces tests, tu as les tests de sécurité qui vont contrôler en fait si c’est sécurisé ou pas, ce que tu as fait.
Et évidemment, tu as de plus en plus de tests qui vont regarder ce qui se passe sur les close source components (NDLR : les composants propriétaires) qui appartient au chipset. Donc pour nous, Qualcomm. Et grosso modo, s’il manque quelque chose, le test est rouge et t’as pas la certif… Je caricature, mais c’est un peu ça, même si tu peux demander des process d’exception. LineageOS, ils ont pas ce truc-là. Ils vont pas se faire certifier leur Android à Google.
C’est un peu… c’est à l’antithèse de ce qu’ils veulent faire. Donc si tu veux, ils sont un peu plus libres de faire… et c’est pareil pour /e/, ils sont un peu plus libres de faire ce qu’ils veulent. Et nous, sur Fairphone OS, c’était la même chose. On avait pas ce truc-là. On faisait les deux. On faisait pas que du Fairphone OS à l’époque de Fairphone 2, on a tout le temps fait un stock Fairphone OS, donc un OS certifié par Google. Le fait d’avoir Fairphone Open à côté nous permettait quand même d’avoir un petit peu de liberté. Et les choses qu’on a reprises de la communauté Lineage OS, en gros t’avais forcément certains drivers, mais aussi le kernel, ce fameux kernel dont je parlais tout à l’heure, il y a des choses qui sont faites au niveau de la communauté sur lesquelles on s’est quand même aussi appuyé. Et aussi des petits fixes issues (NDLR : des problèmes fixés). Il y a des patches qu’on a repris Lineage pour tout ce qui est fixe Issue, des User Facing Issues, des issues qui étaient un peu chiantes pour l’utilisateur ou l’utilisatrice. On les a chopés ces patches-là.
Ça, c’est quand même la magie de l’open source. Il y a des éléments sur lesquels on a pu s’appuyer pour faire notamment les derniers upgrades dans le temps du Fairphone 2, le 9 et le 10.
Walid : et le Fairphone OpenOS, vous l’avez développé pendant combien de temps ?
Agnès : jusqu’à la fin du Fairphone 2.
Walid : ah d’accord!
Agnès : on n’en a jamais fait pour le Fairphone 3 ni le Fairphone 4. Donc la stack open source de Fairphone 2 était dispo, mais après sur le Fairphone 3, on a décidé de faire une autre stratégie parce que le truc c’est que on garde l’open source, le fait d’open sourcer, etc. ça on continue de le faire.
On peut être un peu long sur les derniers produits d’ailleurs, mais en général on essaie de publier autant qu’on peut. Mais par contre en termes de disponibilité d’un vrai OS pour les utilisateurs et utilisatrices finaux, Fairphone Open n’était pas dingue non plus en fait. Tu n’avais pas beaucoup d’apps par défaut qui permettent à la personne qui installe l’OS d’avoir tout de suite une app prête, etc.
Ça peut servir à des gens qui sont un peu loin de la technique. Ça, on n’avait pas dans Fairphone Open. Donc, après réflexion, et puis ça demande du temps de faire son propre OS. Donc, après réflexion, je t’ai dit, là, on avait cinq personnes, à l’époque, je devais même en avoir une de moins. On a choisi plutôt de faciliter le travail des communautés open source, peut-être au plus proche d’elles, on va dire, pour qu’elles lancent leurs propres OS et qu’il y ait des vraies alternatives dispo pour les personnes qui souhaitent switcher d’un stock Android à un Android alternatif.
On va même mettre une option sur notre site web, notre webshop en ligne là, où tu vas pouvoir choisir entre /e/OS et le stock Android. Donc tu peux même, tu pourras même acheter un Fairphone 4 avec /e/OS directement flashé dessus. Tu peux déjà le faire chez eux, si tu vas sur leur webshop Murena, tu peux déjà acheter un Fairphone 4 pré-flashé. Mais toujours pour aller dans le sens de faciliter l’adhésion des utilisateurs et utilisatrices finaux à ce genre d’alternative /e/OS qui peut, au premier abord, rebuter certaines personnes, parce que ça paraît difficile.
Le flashage est toujours un truc compliqué pour des gens. C’est toujours compliqué de se dire « putain, qu’est-ce qu’il faut que je fasse, là? Il faut que je delock mon bootloader (NDRL : déverrouille l’amorceur de démarrage), après il faut que j’installe ça, oh mon dieu, ça y est, je garde ».
Mais je crois que je peux comprendre, je ne blâme personne là-dessus. Donc d’avoir quelque chose de prêt, un téléphone préflashé, ça peut enlever des barrières pour plein de gens pour passer le pas d’utiliser ces OS-là.
La collaboration avec /e/OS (Murena)
Walid : alors si on revient sur /e/OS, ce qu’on n’a pas dit, c’est que /e/OS, c’est une version d’Android qui a été créée par Gaël Duval, donc qui est un français qui est connu pour avoir fait il y a bien longtemps MandrakeSoft, donc une des premières distributions Linux assez user-friendly. Comment se fait un peu, j’allais dire, votre rencontre et comment vous commencez à travailler avec eux sur cet OS qui est donc focalisée plutôt sur le respect de la vie privée ?
Agnes : Gaël, je l’ai rencontré à une conférence en Belgique en 2019, 2020, je ne sais plus. Il avait déjà essayé de rencontrer en contact avec des gens de Fairphone, enfin bon bref. Et du coup on s’est dit, essayons de faire un partenariat un peu plus fort pour avoir cette alternative-là. Vu qu’eux sont basés sur LineageOS, quelque part ça faisait sens aussi de pouvoir aller un peu plus loin dans cette optique-là. Et après, on a juste continué le partenariat. Donc on a commencé en 2020, on est en 2023, on vient de lancer Fairphone 4 aux US avec /e/. Voilà, on continue ça.
Après, moi personnellement, j’aimerais bien essayer aussi de bosser tout ce qui est Linux-based OS (NDLR : OS basé sur Linux), pour sortir un peu de la stack Android. J’aime beaucoup un OS qui s’appelle PostMarketOS, qui est Linux-based mais qui n’est pas feature complete (NDLR : qui n’a pas encore toutes les fonctionnalités nécessaires).
Tu flashes PostMarketOS sur ton Fairphone, la caméra ne marche pas, il y a des choses à faire. Mais, pour l’avenir, je crois aussi beaucoup au Linux Based OS. On a aussi un lien avec Ubuntu Touch, qui est revenu à la vie grâce à UBports, c’est une fondation allemande. On est aussi en rapport avec eux, pour essayer de voir ce qu’on peut faire sur la stack pure Linux.
Walid : c’est quoi les premiers retours sur Fairphone + /e/ ?
Agnes : chez Commown, tu as reçu Florent il n’y a pas longtemps, chez Commown c’est 25% de leur leasing. Tous les téléphones qu’ils louent, tu as 25% de gens qui choisissent /e/OS. Et nous, à l’heure actuelle, /e/ – Murena, ça c’est le nom de leur marque derrière, Murena est un partenaire qui nous achète des téléphones au final et qui flash le truc, leur OS. À l’heure actuelle, ce n’est pas encore sur notre webshop, donc à l’heure actuelle, ils achètent des téléphones 4, ils flashent les téléphones 4, ils les mettent en vente sur leur site web.
Et donc ils nous achètent des téléphones. Contractuellement, ils achètent des téléphones tous les mois. En termes de sell-in, sell-out, c’est notre partenaire numéro 5 en Europe. Donc je ne sais pas si tu vois, ils sont le 5e partenaire européen qu’on a. Donc c’est énorme. Ils ont vendu à peu près le même nombre de téléphones qu’Orange nous a achetés l’année dernière. Je n’aurais pas pensé. Pour donner une comparaison, donc Orange 500 magasins en France, qui font aussi certainement peut-être des efforts pour mettre en avant Fairphone et, bon, noyer au milieu de plein d’autres devices, quoi, tu vois.
Je ne peux pas te dire par cœur le nombre de téléphones, mais je retiens cette comparaison-là. /e/ a vendu autant en Europe, hein, on vante en Europe et… Donc on verra pour les US, on vient de lancer aux US le 5 juillet, donc c’est un peu trop récent pour dire où on en est. En gros, /e/ – Murena a vendu autant de Fairphone 3 et de Fairphone 4 en 2022 qu’Orange. C’est assez impressionnant.
Walid : c’est fou! Pour utiliser /e/ – Murena depuis plus de 6 mois, moi mon retour c’est que tu as un petit peu le meilleur des deux mondes. Tu n’as pas toute la stack Google. Et donc en fait, je l’utilise par exemple sur un vieux téléphone de 2015 qui est revenu à la vie grâce à ça. C’est quand même plutôt cool et à la fois sur mon téléphone de tous les jours en utilisant MicroG et les magasins d’applications tu peux avoir toutes les applications de l’Android Store plus de F-Droid enfin t’as tout en fait c’est vraiment utilisable tous les jours quoi c’est ça que je trouve vraiment très chouette.
Agnes : Bien sûr pour le côté facilité d’utilisation c’est quand même chouette ça c’est sûr, y’a pas photo.
Les relations avec la coopérative Commown et la location d’appareils
Walid : il y a deux sujets que je voulais aborder, le premier c’est une petite phrase que m’a dit Florent Cayré quand on a parlé un peu du modèle économique de Commown et que je voulais te poser. Il nous disait « en fait nous ce qui nous intéresse c’est aussi d’inciter des acteurs comme Fairphone à travailler sur le sujet de la location et donc pour ça on leur reverse régulièrement de l’argent pour l’utilisation des téléphones ». En fait, finalement, plus il y a de téléphones chez eux qui sont en circulation et finalement plus c’est intéressant pour vous sur le long terme.
Agnes : oui, c’est sûr. Après, je ne connais pas l’agrément en détail. Moi, je ne m’occupe pas de la partie commerciale. C’est mon collègue commercial qui gère ça avec Commown. Donc sûrement, si Florent le dit, ça va être sûrement vrai. Mais tu vois, je n’étais même pas au courant. Mais au-delà de l’aspect financier, ce que je trouve chouette dans ce qu’on fait avec Commown, c’est le lobbying européen autour de… Parce que pour moi, ils sont au top, pour moi, des gens comme Common, c’est des gens qui sont les défricheurs de l’électronique responsable, qui sont très radicaux dans le bon sens du terme, et qui vont pousser les utilisateurs à vraiment changer de comportement. Fairphone aussi, évidemment, puisqu’on veut essayer de faire en sorte que les gens comprennent comment les téléphones sont fabriqués, à quel point c’est problématique et pourquoi c’est important qu’ils gardent leur téléphone et pas qu’ils en achètent un chaque année, ça c’est sûr. Donc on est dans la même logique, mais eux sont encore, on va dire, expérimentent des choses encore plus compliquées et que je trouve encore plus intéressantes pour l’économie circulaire.
Pour moi, la solution ultime, celle qui fait le plus sens du point de vue de l’économie circulaire, puisque c’est eux qui prennent la problématique de la réparation, de la fin de vie, de tout ça, quoi, tu vois, qui facilite vraiment le fait que la personne peut garder son téléphone longtemps. Donc ça, c’est vraiment cool ce qu’ils font et c’est ça qui m’intéresse de bosser avec des gens comme Commown. On a exactement le même but, c’est pour ça qu’on a monté Fair TEC, ce collectif autour de la…
Walid : on peut en parler, hein. C’était ma question suivante. Transition parfaite.
Le collectif Fair TEC
Agnes : donc Fair TEC, c’est un collectif qu’on a monté avec Common, mais aussi avec des MVNO, des opérateurs alternatifs comme Telecoop en France, YourCoopMobile au UK, WEtell en Allemagne, etc. et /e/ – Murena, l’OS dont je viens de te parler.
Faire TEC, l’objectif, c’était de sensibiliser les gens à un numérique plus responsable, des solutions mobiles plus responsables, et que quelque part, l’offre parfaite de ce point de vue là ce serait d’avoir un hardware responsable comme un Fairphone avec un OS alternatif comme /e/, potentiellement que tu loues via Commown et avec une carte SIM d’un opérateur comme Telecoop qui ne te pousse pas à la consommation de data. L’objectif de ce collectif là c’était de montrer, d’apporter de la sensibilisation auprès du grand public sur les impacts écologiques, sociaux et vie privée du numérique, donc on sensibilise et on montre qu’il y a des solutions.
On montre qu’à travers ce qu’on fait nous, potentiellement aussi ce que font d’autres, qu’il y a des solutions possibles. Quand on intervient dans des conférences avec des gens comme Adrien par exemple de Commown, évidemment qu’on ne s’arrête pas à parler que de nos solutions à nous. Moi je parle souvent d’autres solutions, les laptops Framework, voilà tout ce qui va dans le sens de la durabilité des solutions, des produits techniques, électronique responsable. Donc ça, c’est vraiment chouette de pouvoir bosser avec des gens comme ça. Donc ce partenariat, il n’a que vocation à durer.
Avec Adrien Montagut, l’autre cofondateur de Commown, on a été aussi très impliqués dans la définition du futur index de durabilité au niveau français. Donc voilà, tout ce lobbying là, il est essentiel. C’est grâce à des partenaires comme ça qu’on peut y arriver.
La longévité matérielle chez Fairphone
Walid : toi, dans ton titre, il y a la notion de longévité mais logicielle, je voulais savoir si tu avais des collègues qui avaient le même titre mais pour la longévité matérielle ?
Agnes : ils n’ont pas le titre là, mais ils ont cet angle là. Un truc qu’on veut faire chez Fairphone c’est de toute façon avoir plus de gens sur la longévité en général parce qu’il y a la partie matériel, pour le logiciel on va dire que c’est couvert, mais il y a la partie matérielle, il y a la partie aussi quelque part le support : comment tu fais pour accompagner, faire en sorte que la personne si elle garde son téléphone 7-8 ans, elle ait tout ce qui va autour en termes de service, qu’elle puisse être accompagnée sur l’optimiser l’utilisation de son téléphone, pour faire en sorte de bien utiliser sa batterie, donc on veut optimiser tout ça quoi.
Il y a des zones qui n’étaient pas encore beaucoup couvertes chez Fairphone et qu’on va couvrir de plus en plus. On a aussi sorti notre offre de location au Pays-Bas, Fairphone Easy. Donc ça fait partie aussi de l’accompagnement des utilisatrices, utilisateurs sur le fait de garder leur téléphone. Tout ça, c’est des choses que petit à petit, on court un peu plus.
Et il y a des gens qui s’occupent de ça. Ils n’ont pas le titre Longévité dans leur rôle, mais par contre, c’est au sein de leur responsabilité.
Walid : alors je ne connais pas tous les postes de tout le monde, mais c’est la première fois que je voyais un titre dans l’informatique avec écrit « Longévité » dans le titre de la personne.
Agnes : je t’avoue que c’est moi qui l’ai poussé. Quand j’ai vu ce que je faisais chez Fairfun, etc., je ne voulais pas être Head of Software, etc., j’ai dit il faut qu’on mette ça, évidemment que ce n’était pas un problème chez Fairphone, mais stratégiquement parlant, je pense que c’était essentiel de le mettre, parce que ça éveille plein de curiosités, d’ailleurs. À chaque fois, j’ai la question, quand je suis interviewée par des journalistes, à chaque fois j’ai la question, mais ça veut dire quoi ?
Au début, je voulais plutôt le tourner sur lutte contre l’obsolescence, et en fait, c’est un peu négatif. Le tourner sur la longévité, je trouvais ça plus chouette.
Tribune libre
Walid : on arrive à la fin de l’entretien. Je voudrais te donner une tribune libre. Est-ce que tu as un message particulier à faire passer pour celles et ceux qui soit veulent travailler sur ces sujets là, soit qui vont utiliser les téléphones.
Agnes : Ok, merci. C’est la question piège.
Walid : ouais, c’est la question piège.
Agnès : ouais, alors moi ce que j’aurais tendance à dire c’est que tu vois si je sors un peu du spectre Fairphone, quelque part nous ce qu’on essaye de faire, quand je parle dans certaines conférences autour de ça, j’essaye de dire qu’il faut arriver à sensibiliser les gens à adopter des modes de consommation plus responsables. D’accord ? Et qu’est-ce que ça veut dire, plus d’éthique et plus d’aspects responsables dans la sphère numérique ? Pour moi, ça passe par plusieurs angles. Donc c’est le début de ma tribune libre.
Le premier angle, c’est arriver à plus de sobriété, donc faire en sorte de se discipliner soi-même sur le fait de ne pas acheter des produits électroniques, et je ne parle pas que des smartphones, mais tout l’engouement sur l’IoT, etc. Tu vois les trucs même sur l’agriculture connectée, des trucs comme ça, genre c’est génial, j’ai une serre chez moi, sur mon balcon c’est tout connecté, je vois en temps réel si je manque de nutriments, etc. En fait, tu peux aussi juste avoir une serre, sans mettre de l’électronique dedans ou des capteurs ou whatever. Donc pour moi la sobriété des usages, elle passe par une prise de conscience en fait de ce que ça peut coûter et du coup elle passe par le fait de se raisonner en fait sur nos propres délires qu’on peut avoir. Surtout les gens de la tech, les geeks qui aiment bien geeker de partout et avoir une serre connectée c’est trop bien. Enfin ouais en même temps c’est trop bien, ça montre un modèle qui pose des questions on va dire, voilà c’est ça que je veux dire.
Donc sobriété. Pour moi, sobriété d’usage, sobriété de consommation, acheter moins, acheter mieux, c’est important. Après, il y a un deuxième manque qui me paraît important, c’est tout ce qui est réparabilité et maintenance. Donc si jamais on veut être plus sobre, donc il faut faire durer ses appareils, donc évidemment qu’il faut faire attention à ce qu’on achète, mais une fois qu’on a acheté, il faut s’y mettre. C’est-à-dire que grosso modo, ça fait jamais rêver de réparer un truc au départ, peut-être, ou ça fait rêver certaines ou certains, ça c’est cool, mais il y en a plein, ça les fait flipper un peu, voilà. Ou si vous, vous avez l’impression, dans les auditeurs, auditrices, que t’as d’être plutôt bon en tech, bah essayez de promouvoir ça auprès de votre cercle d’amis, familial.
Y a toujours la blague de « oh dimanche je vais manger chez ma tante Ginette, elle me demande encore de réparer son ordi, ça fait chier », bah ouais mais en même temps, c’est cool de réparer l’ordi le dimanche après. Y a un rôle social là-dedans et après, votre tante Ginette, vous pouvez lui dire d’aller peut-être au Repair Café du coin, essayer de promouvoir ces approches-là d’entraide, qui existent en fait, quelque part auprès du grand public, c’est encore à développer, mais voilà, si vous avez l’impression, auditeurs, auditrices, d’avoir des connaissances dans ce domaine-là, allez les donner à d’autres, voilà, et au-delà de ta tante Ginette, peut-être d’aller dans des Repair Center du coin ou s’ils n’existent pas, de les monter. Parce que moi je pense qu’il faut rentrer dans l’ère de la maintenance.
Deuxièmement, la réparabilité et la maintenance, je pense que ça pousse aussi nous techniciens et techniciennes à rentrer dans cette ère-là, à prendre plaisir à faire ça et à voir comment on peut aider des gens moins techniques à réparer et maintenir leurs appareils. Et aussi, moi quand j’étais en école d’ingé et tout ça, ou quand je suis sortie d’école d’ingé, il y avait toujours ce truc là de « ah machin, je vais faire des trucs high tech, des nouveautés technologiques, je vais à une conf là, j’ai un nouveau framework qui sort, c’est trop bien »
Et si le trop bien, c’était de bosser sur de la maintenance applicative ? Mon deuxième job, c’était dans ce qu’on appelait à l’époque une SSII, aujourd’hui une ESN, et en fait la punition, c’était de faire de la maintenance applicative. C’est genre « oh putain, j’ai chopé le plan de merde, je vais me faire une mission de 3 mois à Dijon, de maintenance applicative, bon Dijon ok, pourquoi pas, j’en sais rien, je connais pas Dijon, je sais pas, je peux pas juger la ville, mais, ouais chez toi ça peut faire chier, mais faire de la maintenance applicative c’était le clou du truc, c’est genre vraiment la merde.
Bah ouais, mais en même temps on pourrait essayer de renverser la tendance, et de montrer que ça peut être cool de faire de la maintenance applicative, si tant est que le but c’est de faire durer le produit qui est derrière le soft sur lequel tu vas faire cette maintenance là, donc faut qu’on rentre dans ce tas de la maintenance. Pourquoi ce qui serait toujours le plus rêver, ce serait d’aller vers des nouvelles techno. Voilà.
Et enfin, le troisième angle, pour plus d’éthique dans la tech et tout ça, c’est le techno-discernement. Donc tu vois l’exemple de la serre connectée, ça rejoint un peu la sobriété, mais quand je te disais, ouais, tu peux avoir des potes qui s’éclatent sur leur serre connectée, sur leur balcon et tout ça. Mais plus généralement parlant, je pense que quand on a une position de technicien et technicienne, dans ce qui à priori le public que tu as aujourd’hui sur ton podcast, il faut que nous on fasse preuve de techno-discernement. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il faut jeter la tech, mais que le techno-solutionnisme, ce n’est pas la solution miracle à tous les problèmes. Il y a des problèmes sociétaux, écologiques, qui ne vont pas être résolus par la tech. Et je pense qu’en tant que technicien et technicienne, il faut s’approprier cet angle-là et défendre cette approche-là. Il faut se retirer du jeu quand on n’a pas de rôle à jouer.
Le fait de dire qu’on s’en fout, on prend des voitures électriques et du coup ça va résoudre tous les problèmes environnementaux parce qu’il n’y a pas d’émissions de carbone, c’est des conneries. Les voitures électriques, même si je connais des gens qui en ont autour de moi, le coût de production des voitures électriques, si tu prends une grosse voiture électrique, c’est problématique, le coût des batteries est problématique, le cours environnemental des batteries est évidemment sociétal. Donc je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut plus de voiture, mais pourquoi pas?
Mais si jamais je te prends un exemple un peu moins litigieux ou plus compliqué à expliquer que les voitures électriques, je vais te parler d’éducation nationale. Il y a un an de ça, on m’a demandé de faire une keynote pour l’éducation nationale autour de la tech éthique et tout ça. Et ça, c’était des gens qui étaient, je ne sais pas de termes dans l’éducation nationale, mais on va dire des formateurs au numérique, des représentants du numérique dans les académies, enfin bref. Et donc des gens plutôt technophiles, d’accord? Et c’était une conf assez intéressante, c’était monté par un des co-fondateurs de Framasoft. Donc l’angle c’était comment utiliser le libre, comment utiliser le libre dans l’éducation nationale. Donc top, moi je signe, évidemment que j’y vais, je fais ma keynote, tout ça, trop bien. Mais quelque part, si tu prends un peu de recul et que tu vois pas que l’angle du libre quand t’es libriste et tout ça. Quelque part, en tant que technicien, technicienne, libriste, ce que tu veux, l’idée ce serait peut-être aussi de dire qu’il faut peut-être repenser la tête dans l’éducation. Je me répète un peu, je le dis souvent dans les confs, mais le fait de mettre des tablettes à outrance dans toutes les écoles, des tablettes qui… on parle pas justement de la maintenance de ces putain de tablettes, elles restent parfois dans des placards parce que les profs ne sont pas formés. Et du coup, c’est des coûts énormes. Une tablette, ça coûte cher. Tu en mets 25 dans une école de 200 élèves, c’est un budget quand même, même si ça ne semble pas beaucoup. C’est quand même un budget. Le coût environnemental, le coût budgétaire de ces tablettes est quand même réel.
Et bien, si à la place de faire tout ça, tu mettais plus de profs et que tu les payais mieux. Enfin, tu vois, je caricature un peu, mais je veux dire, c’est une vraie question en fait, et que nous, en tant que technicien, technicienne, on nous sollicite beaucoup là-dessus. C’est quoi ton avis là-dessus ? À des moments, en fait, il ne faut pas qu’on ait peur de dire que c’est bien que sur ces problèmes-là, peut-être que ce ne sera pas à nous de les résoudre.
Tu vois, ce ne sera pas à nous de résoudre des problèmes sociétaux, certains problèmes sociétaux. Ce n’est pas en mettant des tablettes et des trucs ultra connectés dans les hôpitaux qu’on va résoudre le problème des hôpitaux. Le problème des hôpitaux est lié à un manque de personnel. Voilà, ça, c’est problématique. Donc pour moi c’est politique.
La tête est politique. Si elle ne l’est pas encore, il faut la politiser un peu mieux. Un peu plus de techno-discernement ferait du bien. Beau mot de la fin Walid ? Ça te va ?
Conclusion
Walid : ouais, beau mot de la fin, je dirais que je suis parfaitement d’accord avec ce que tu viens de dire. Merci beaucoup Agnès d’avoir pris du temps pour parler avec moi de ces sujets.
C’est passionnant, surtout pour quelqu’un comme moi qui aime bien Fairphone et qui suit un peu ce que vous faites. J’avais plein de questions que je voulais vraiment poser et j’ai eu des réponses assez intéressantes, je pense à la part de Marché de /e/ par exemple. Alors là, c’est pas que je tombe des nues, mais je pensais que c’était un truc de geek. Donc merci beaucoup du temps que tu as pris et des réponses que tu as apportées. Pour les auditrices et les auditeurs de Projet Libre, n’hésitez pas, bien entendu, à en parler autour de vous, à faire tourner cet épisode, je pense encore plus cet épisode est la fin qui me semble tout à fait à méditer. Parlez-en autour de vous, laissez-nous des commentaires, puis à bientôt pour d’autres épisodes passionnants, encore très différents. Voilà donc merci beaucoup. Agnès, écoute au plaisir de te rencontrer en vrai bientôt sur un événement ou quelque part.
Agnès : je serai au Capitole du Libre. Vu qu’on parle à des libristes, mi-novembre, un truc comme ça, je vais faire un ou deux talks là-bas.
Walid : et bien voilà, peut-être qu’on se retrouve là-bas.
Je te souhaite une bonne soirée, merci beaucoup.
Cet épisode est enregistré le 19 juillet 2023.
Licence
Ce podcast est publié sous la double licence Art Libre 1.3 ou ultérieure – CC BY-SA 2.0 ou ultérieure.