Framasoft a 20 ans ! Episode 2 : Dégooglisons Internet – Pouhiou, P.Y Gosset, C. Masutti

L’histoire de Framasoft, seconde partie

Walid: c’est le retour des épisodes sur Framasoft. On va attaquer la deuxième partie de l’histoire de Framasoft. Petit disclaimer, si vous écoutez cet épisode, d’abord il faut écouter la première partie qui est sortie précédemment, sur laquelle on revient avec Alexis Kauffmann et Pierre-Yves Gosset, on revient sur les premières années de Framasoft. Si vous voulez bien comprendre cet épisode, je vous conseille d’écouter le premier épisode et en même temps, tant que vous y êtes, je vous conseille aussi d’écouter l’épisode 8 de la saison 2 qu’on a fait avec Pouhiou et Booteille sur Peertube. Voilà, vous apprendrez aussi d’autres choses, qui est un épisode très sympathique. Et donc aujourd’hui, pour parler de Framasoft, la deuxième partie et de toute l’initiative Dégooglisons Internet, j’ai avec moi trois invités. Le premier, il était là à l’épisode précédent, c’est Pierre-Yves.

Pierre-Yves: salut !

Walid: le deuxième, il était là… dans l’épisode sur Peertube, c’est Pouhiou.

Pouhiou: et content de te retrouver, salut.

Walid: et le troisième, c’est la première fois qu’il passe, c’est Christophe (NDLR : Masutti). Christophe, bienvenue sur le podcast.

Christophe: merci, bienvenue.

Présentation des invités

Walid: je vais vous demander de vous présenter à la suite, brièvement, pour que les gens puissent savoir un petit peu quelles sont vos fonctions, ce que vous faites chez Framasoft. Donc voilà, si vous voulez bien commencer, Christophe, c’est à toi l’honneur, puisque tu es le petit nouveau.

Christophe: ça fait plaisir d’être le petit nouveau dans Framasoft, tiens, ça me rajeunit un peu (rires). Qu’est-ce que je fais dans Framasoft ? J’essaye de m’appliquer un peu partout où je peux, parce que je n’ai pas toujours les compétences techniques pour faire d’autres choses. Chacun fait un peu comme il peut à Framasoft. Moi, je suis là, on va revenir sur l’histoire, évidemment, mais je m’implique pas mal sur l’ex-Framabook, c’est-à-dire maintenant, ça s’appelle des livres en commun. Je m’applique autant que faire ce peu sur la vie associative, notamment tout ce qui est administration, par exemple le comité d’administration de Framasoft. Et puis je fais partie de ce qu’on appelle la team chauve. Alors évidemment, les auditeurs n’auront pas les images, mais je pense que vous vous rendez compte de ce que ça peut être quand on atteint un certain âge et qu’on ne veut pas paraître plus vieux que l’on est. Voilà, donc on réfléchit et on brûle pas mal de matière grise aussi.

Walid: ça me va bien comme définition du chauve. Les chauves sont tout à fait bienvenus sur le podcast (rires). Pouhiou, est-ce que tu veux dire deux mots pour te présenter ?

Pouhiou: yes, je suis Pouhiou, c’est mon prénom depuis récemment parce que je l’ai enfin fait légaliser, je suis trop content. Je suis rentré à Framasoft par le projet Framabook. J’étais un auteur et mes romans étaient édités par Framasoft. Puis j’ai été bénévole à la communication, j’ai été salarié à partir de 2015, embauché sur des tâches de communication. Et au fur et à mesure, depuis presque dix ans maintenant, je travaille à Framasoft et aujourd’hui je suis co-directeur de l’association, à essayer d’aider l’association à avoir une direction. Et notamment aussi, je suis Product Owner du logiciel Peertube, c’est pour ça que j’étais là la dernière fois.

Walid: super.

Walid: Pierre-Yves ?

Pierre-Yves: moi, je suis un membre historique de Framasoft, puisque je suis arrivé en 2004-2005 dans l’association. J’ai été secrétaire au départ, en tant que bénévole. Puis, j’ai été délégué général pendant plusieurs années, puis directeur, puis co-directeur avec Pouhiou. Et aujourd’hui, je suis coordinateur des services numériques, sachant que mon poste de co-directeur a été transmis à Thomas Citharel, que l’on salue ce soir.

L’état de Framasoft avant le lancement de Dégooglisons Internet

Walid: parfait. Le premier épisode, on parle un peu avec Alexis et Pierre-Yves de la création de Framasoft, de ce qu’il y avait avant la création de l’association, des premières années de l’association, des premiers combats, etc. Et on s’arrête, en fait, avant Dégooglisons Internet, qu’on évoque. très rapidement et en fait ce que j’aimerais bien que vous nous expliquiez c’est la situation avant que vous commenciez à travailler sur Dégooglisons Internet. Où est-ce que vous en êtes en termes de l’association, en quelle année on est et qu’est-ce qui se passe et qu’est-ce qui fait que vous décidez de vous lancer dans un tel projet ?

Pierre-Yves: à ce moment-là, donc on est en 2013. Comme Alexis l’a dit lors de la précédente interview il avait été un excellent président mais pas forcément un bon salarié je le cite. La situation de l’association à ce moment-là est un petit peu compliquée. Elle est un petit peu compliquée parce que le numérique a évolué et le libre a évolué aussi. Les deux points principaux en 2013, c’est d’abord l’arrivée du smartphone, l’arrivée des services en ligne. Et donc, ça veut dire qu’on n’a plus besoin de télécharger ces logiciels comme on le faisait à partir de l’annuaire FramaLibre à l’époque. On allait sur Framasoft, on téléchargeait un logiciel, on l’installait sur son ordinateur.

Là, à ce moment-là, à partir de 2013, enfin même un petit peu avant, on utilise de plus en plus des logiciels dans son navigateur web. Et ça change beaucoup, beaucoup la donne. Donc ça, c’est le premier fait qui est, on va dire, technique ou socio-technique qu’on a derrière. Et la deuxième chose qui arrive derrière, ce sont les révélations d’Edward Snowden, où Edward Snowden démontre qu’il y a collusion entre les services de renseignement américains et les quelques entreprises, notamment les GAFAM. Et donc la situation de l’association à ce moment-là, c’est que financièrement, on est dans la merde. Je n’ai pas d’autres mots. C’était très compliqué pour nous. Il y a plus beaucoup d’argent sur le compte en banque. On est fin 2013 trois salariés, Alexis va quitter son poste dans quelques semaines. On est deux autres salariés encore à travailler à Framasoft, mais on n’a pas de quoi payer les salaires.

Pierre-Yves Gosset

On se retrouve à un événement dont Christophe parlera peut-être, qui s’appelle Vosges Opération Libre. Du coup, on se retrouve dans la ville de Gerardmer, avec Christophe et une dizaine d’autres membres. Et on discute un petit peu de l’avenir de Framasoft et de ce qu’on peut en faire. À ce moment-là, on a un peu deux options : se résigner ou rebondir. Et la proposition qui est faite à ce moment-là, que moi je mets sur la table, c’est de dire qu’on a des services en ligne qui préexistaient un petit peu avant 2013, notamment le date.framasoft.org et pad.framasoft.org, qu’on proposait au public et qui marchaient bien. Quand je dis que ça marchait bien, ça veut dire que ça avait ouvert de nouvelles portes, de nouveaux usages auprès des utilisateurs et des utilisatrices du réseau Framasoft. Et donc, on discute ensemble et on propose de lancer ce qui deviendra Dégooglisons Internet, qui à ce moment-là s’appelle le PLM, le Plan de libération du monde, parce que tant qu’à faire, autant être…

Pouhiou : modeste.

Pierre-Yves : exactement.

Pouhiou: le modeste plan de libération du monde.

Pierre-Yves: très modeste même. Voilà, donc la situation dans laquelle on est, c’est : est-ce qu’on s’arrête ? et du coup, il faut licencier les deux autres salariés, ou est-ce qu’on tente un peu un coup de poker, et vraiment… Je reviens un petit peu sur ce qu’on disait dans le premier épisode, mais il y a vraiment une question d’opportunité et d’alignement de planètes qui fait qu’à ce moment-là, on prend cette décision.

Pouhiou: je me permets d’intervenir, pyg, parce que tu as dit on, on, on. Il y a eu beaucoup de toi là-dessus. Vraiment, pour dépeindre, à Vosges Opération Libre, qui est un super événement organisé quasi exclusivement par Christophe, ça a été lui la tête de file, on est hébergé… comment dire… dans un choc culturel, c’est-à-dire, t’imagines des geeks, la science, tout ça, les ordinateurs, hébergés par une dame en mode les chakras, les auras, etc. On est hébergés en plein choc culturel, le soir, en train de boire des coups.

Et là, pyg nous dit, mais en fait, c’est simple, on est en mai, je crois, et pyg nous dit : « là, en octobre, on ne paye pas les salaires. Donc, de deux choses l’une, soit on prépare les licenciements et puis on dit aux gens, donnez-nous des sous, Framasoft va crever, au secours. Soit, quitte à crever, autant viser la lune ». Avec cette fameuse phrase aussi que tu as sortie : « moi, ce que je vous propose, c’est d’escalader la face nord de l’Himalaya en tongs. Quitte à mourir, proposons un truc impossible, sait-on jamais, ça pourrait marcher ».

Pouhiou Noénaute

Je veux dire, c’est toi qui es arrivé avec une proposition, je ne vais pas dire que c’était déjà la proposition finale, évidemment, elle a été maturée ensuite, mais déjà bien ficelée auprès de l’association en disant : l’association, nous, on est fatigué des derniers temps, on est fatigué financièrement, on est fatigué humainement. En fait, est-ce qu’on se résigne ou en effet, est-ce qu’on vise la lune ? C’était vraiment ça, je trouve, la composition géniale que tu as eue à ce moment-là.

Walid: juste un truc, quand Pouhiou parle de pyg, Pierre-Yves Gosset, c’est juste pour que les gens le sachent.

Pierre-Yves : c’est ça.

Pouhiou: merci, oui.

Walid: Christophe, tu veux rajouter quelque chose ?

Christophe: oui, sur ce point-là, c’était mémorable. Je pense que celles et ceux qui étaient là vont le garder en souvenir pendant longtemps parce qu’à ce moment-là, j’étais président de Framasoft.

Pouhiou: j’étais vice-président !

Christophe: et Pouhiou était vice-président, c’est vrai. Et on n’était pas bien. Pas bien parce que, comme il disait, on ne savait pas si l’asso allait survivre, ce qui voulait dire que ce pour quoi on s’était engagé auprès de beaucoup de gens, d’ailleurs, n’allait peut-être pas tenir la route longtemps. Cet événement Vosges Opération Libre, c’est un événement à mi-chemin entre des rencontres de logiciels libres et des rencontres plus ouvertes au grand public pour des associations du Grand-Est, on va dire, qui étaient là, présentes, pour présenter leurs activités. Mais pas que le Grand-Est, par exemple, il y avait Wikimedia, des gens, je crois, d’OpenFoodFacts (NDLR : retrouver OpenFoodFacts dans l’épisode 1 et l’épisode 2), etc. Bref, c’était assez sympa, c’était très stimulant.

Et quand Pierre-Yves a proposé ça, en fait, moi, ce que je me suis dit : « c’est ça, en fait, c’est ce qu’il faut faire ». Alors, ce qu’il faut faire, c’est pourquoi deux choses. C’est que, comme Pierre-Yves l’a expliqué, quitte à tout perdre, autant y aller franco, je veux dire, voilà. Ça a sa place aussi dans l’ambiance du moment, en parlant à la fois des questions de technologie web et des révélations Snowden. Et puis, en même temps, je me suis dit, voilà, Vosges Opération Libre, c’est un exemple, mais il y en aura bien d’autres qui suivront, c’est qu’en fait, il faut éduquer les gens à tout ça. Et on ne s’était peut-être pas, avant tout ça, on ne s’était peut-être pas assez posé la question de présenter des logiciels libres. Bon, c’est très bien. Mais finalement, passer à l’étape supérieure, ça voulait dire, voilà, proposer cette ambition-là et en même temps, amener le public plus à s’interroger sur ces pratiques qu’à réellement utiliser tel ou tel logiciel libre parce que c’est mieux, parce que ce sont tous ces arguments-là qui sont déjà défendus par les autres associations de toute façon.

Christophe Masutti

Le public envisagé par ces nouveaux services numériques

Walid: est-ce qu’à l’époque où vous commencez à dessiner ce plan-là, il y a l’idée de fournir cette plateforme plutôt à des associations ? Où est-ce que ça vient après ? Comment ça se passe ? Parce que là, actuellement, c’est plutôt des plateformes qui sont destinées, ce qu’on disait dans le premier épisode, à des associations de… pas aux startups et pas forcément aux entreprises, mais plutôt aux associations. Est-ce que c’est quelque chose qui était là dès le départ ou est-ce que c’est quelque chose qui a maturé et que vous avez affiné par la suite ?

Pouhiou: je pense vraiment que ça a maturé. Moi, ce qui m’a aussi bluffé dès le départ, j’espère ne pas réécrire mes mémoires, mes souvenirs, pardon, mais je pense que même dès le moment où pyg nous pré-présente ce plan de libération du monde à Gerardmer, qu’ensuite il essaie de tester aux RMLL suivante donc en juillet donc là on est en mai en juillet il fait une conf là dessus auprès des libristes pour voir si les libristes accrochent et si on a raison de se lancer là-dessus c’est que dès le départ il y avait cette espèce de triple plan où c’est pas juste il faut proposer de services alternatifs. Ah oui c’était c’était le cas et c’était finalement le cœur du travail de Framasoft, on faisait déjà des keys (NLDR : framakey), on faisait déjà des pads, des docs, etc., mais c’était ce triple plan qui était de 1. éduquer. On est à l’époque, un an après les révélations Snowden, où tout le monde s’en fout. Quelques mois plus tard, John Oliver fait un truc sur les révélations Snowden qui montre que tout le monde n’en a rien à foutre, c’est passé comme une lettre à la poste. Donc personne ne voit le danger, Google est toujours mon ami, vas-y je t’invite sur Facebook. Donc première chose, éduquer, et il y a eu des centaines et des centaines de conférences faites sur ces questions et plein d’autres choses. Deuxième chose, proposer, donc avec, on identifie 30 services, on met 30 logiciels disponibles au serveur et sur 3 ans on sort ça. Et troisième chose, décentraliser. À l’époque, on ne savait pas trop exactement quelle forme ça allait prendre. On savait déjà qu’on allait dire, l’idée, ce n’est pas de partir chez Google pour venir sur notre plateforme. Et donc, on vous montre comment on fait pour que vous puissiez le faire vous.

Mais il y avait déjà ce triptyque-là : éduquer, proposer, décentraliser.

Pouhiou Noénaute

Pierre-Yves : les trois termes que j’utilisais, qui sont toujours visibles dans cette fameuse conf des RMLL, c’était sensibiliser, démontrer et essaimer. Et effectivement, il y avait ce triptyque dès le départ.

La place de Google à l’époque dans l’écosystème

Walid : il y a un truc qu’on aborde dans l’épisode 1 et qui est assez important, c’est le fait que dans ces années-là, Google, c’est pas le méchant au départ. Je me rappelle à l’époque, Google, sur tout ce qui était XMPP (NDLR : voir l’excellent article de Ploum pour comprendre ce qui s’est passé), tout ça, enfin, on était là genre, « ouais, c’est trop bien ce qu’ils font et tout, ils font plein de trucs open source, c’est super », c’est après qu’effectivement, quelques années plus tard, qu’on a vu le danger finalement arriver. Mais au tout départ, Google, c’était pas le méchant, quoi. Et dans l’épisode 1, ce dont on parle, c’est qu’à cette époque-là, vous, vous étiez encore hébergé chez Google, si mes souvenirs sont bons.

Pierre-Yves : tout à fait, on était complètement hébergé.

Pouhiou : pas exacrement.

Pierre-Yves : En 2013, on était encore hébergé chez Google.

Pouhiou c’est justement de octobre 2013 à octobre 2014 qu’on a fait cette fameuse campagne tout au long de l’année Bye bye Google et où on a dégooglisé Framasoft avant de dégoogliser Internet. Il y a cette année de transition.

Pierre-Yves : tout à fait, mais tout s’est fait, on va dire, dans la durée. C’est-à-dire qu’il a fallu monter nos propre serveurs de mail, il a fallu sortir un petit peu des services de Google qu’on utilisait, des agendas, des logiciels de listes, on utilisait Google Groups à l’époque aussi beaucoup pour discuter, etc.

Donc ça a été effectivement une période où les personnes informées ou qui souhaitaient s’informer avaient pris connaissance, encore une fois grâce à Edward Snowden, qu’on peut vraiment remercier encore aujourd’hui, plus de dix ans plus tard, de la collusion du risque que présentaient ces entreprises. Et donc petit à petit, on s’est dit, « ok, en fait, on ne peut pas dire aux gens, vous devez sortir de Google, si nous-mêmes, on est complètement dépendants à Google ».

Pierre-Yves Gosset

Walid : le fait de sortir en premier, ça vous a montré un, déjà les problèmes, et deux, ça vous a donné les pistes des solutions, par quoi il fallait commencer, comment ça marche ?

Christophe : les choses qui étaient claires dans la tête à Pierre-Yves n’étaient pas forcément claires dans nos têtes à nous. Il faut quand même le préciser.

Pierre-Yves c’est souvent le cas.

Christophe : parce que bon, ok, on utilisait Google, etc. Puis on s’était dit, ouais, bon. Mais juste un exemple, le mail. Parce que c’était quand même dans notre feuille de route. La première feuille de route, la première version de la feuille de route publique, on allait quand même proposer in fine du mail à plein de gens. Youkaïdi, Youkaïda, allons-y pour le mail. Le mail, c’est juste un enfer à gérer. Donc, c’est des choses comme ça qu’on a aussi appris. Mais quand je dis que c’était clair dans la tête de Pierre-Yves et pas forcément dans nos têtes à nous, c’est qu’en fait, on ne se rendait pas compte de certaines choses. On avait des services à présenter aux gens, mais on pensait qu’en démontrant, ça allait couler de source, que les gens allaient pouvoir… Alors quand je dis les gens, « hashtag les gens », c’est un truc que les gens, donc on va dire les gens pour l’instant, pouvaient s’en emparer, installer leur propre serveur, etc. pour pouvoir, comment dire, avoir leur propre service à eux, avec leurs amis, leurs associations ou autres. Donc c’est pour ça que tout ça, ça a entamé un gros processus de maturation dont on va parler au fil du temps dans cette émission.

Le PLM : plan de libération du monde 🙂

Walid : j’adore le PLM. Ça me rappelle à l’époque mes copains avaient les t-shirts PLF du Front de Libération des Pingouins. Ça me rappelle bien cette époque.

Pierre-Yves : et c’est vrai qu’il y avait quelque chose de bravache, vraiment, de se dire, allons, on va aller libérer le monde. Nous, petite association francophone, qui avait son public parmi le public vraiment de niche, des gens qui voulaient utiliser des logiciels libres et qui soit cherchaient des logiciels libres, soit voulaient avoir, parce qu’il y avait effectivement déjà la maison d’édition Framabook à ce moment-là et le Framablog. On était vraiment sur quelque chose de très niche. Et là, on se dit, OK, on va aller libérer le monde avec quand même quelque chose d’extrêmement ambitieux. Et là, Pouhiou doit s’en souvenir parce que c’est à peu près dans ces eaux-là qu’il a été embauché à Framasoft. C’est-à-dire qu’on a sorti pendant trois ans quasiment une dizaine de services par an. On est arrivé, je crois, au maximum à 38 services Framasoft. Et ces trois premières années, 2014-2017, ont été vraiment une année où on abattait un travail assez monstrueux de mise en ligne des services. Ça a eu un impact assez fort sur l’association puisque, je rappelle, quand on discute du PLM, on est vraiment encore en 2013. On teste un petit peu les choses à partir de 2014. Et quand, en octobre 2014, on lance officiellement la campagne Dégooglisons Internet, on est, je crois, trois, voire peut-être quatre salariés, mais on n’a pas encore, notamment, quelqu’un qui sera une pierre angulaire chez nous, qui est Luc Didry, qui est notre adminsys, qui, lui, sera embauché, je crois, à son premier contrat, je l’ai sous les yeux, en 2016.

Et donc, il faut quand même imaginer qu’on décide… avec nos compétences bénévoles à l’époque et un petit peu nos compétences salariées, de se dire, « OK, en fait, on va faire ce travail-là de sortir 10 services par mois avec très, très peu de ressources salariées derrière ». Ce qui était un peu fou et ce qui nous a quand même pas mal cramé. D’ailleurs, sur ces trois années-là, on s’est usé.

Les réactions à l’annonce de Dégooglisons Internet

Walid : avant qu’on vienne là-dessus, parce que là, j’ai plein de questions là-dessus, il y a un truc qui m’intéresse, c’est de savoir quand vous annoncez ce que vous voulez faire, déjà, un, quelle est la réaction des gens autour de Framasoft ? Et deux, quelle est la réaction du Libre de manière générale ? Je pense à des gens comme la FSF, ou des gens qui sont influents dans le Libre. Est-ce qu’il y a eu du soutien ? Est-ce que les gens étaient là, genre, « Ouais, c’est cool, mais on veut voir. » Comment ça…

Pierre-Yves : eh bien, ça dépend des gens. C’est-à-dire, si tu parles des libristes ça a été plutôt bien vu. Moi, je me souviens, notamment, le site LinuxFR a accepté tout de suite de poser des bannières gratuitement. Parce que je rappelle qu’on a fait tout ça uniquement sur la base de dons, avec zéro subvention. C’est ce qu’on expliquait dans l’épisode 1. Du coup, c’était quand même… plus que bravache, de se dire « let’s go, on y va », et on va demander de l’argent et du soutien aux personnes. Évidemment, la communauté libriste a mis un petit peu plus de temps, quelque part, à suivre, parce que pour moi, la communauté libriste…

Pouhiou : tu veux dire la communauté non-libriste a mis le temps à suivre ?

Pierre-Yves :

non, non, pour moi, la communauté libriste a mis un petit peu de temps à accrocher. Ils trouvaient très bien le fait que ça soit des logiciels libres, mais l’argument principal qu’on avait, pour nous, était plutôt autour de la confidentialité et autour des dangers de la toxicité que représentaient les GAFAM. Or, ce discours-là, il touchait une partie des libristes, mais il faut vraiment se repositionner. Aujourd’hui, il n’y a plus de discussion. C’est sûr, tout le monde est d’accord là-dessus, c’était bien de le faire et en logiciel libre, mais il y avait quelque chose où on nous regardait un petit peu de haut, parce que la communauté libriste, je pourrais dire une partie de la communauté libriste, considérait que le smartphone, c’était de la merde, que le software as a service (SaaS), c’était de la merde, et que ce qui comptait, c’était de passer à GNU/Hurd et d’installer GNU/Linux sur son ordinateur.

Pierre-Yves Gosset

Et donc, on était, je ne vais pas dire sur un combat d’arrière-garde, parce que ce serait vraiment manquer d’humilité, parce que j’ai fait partie de ces gens-là pendant longtemps, mais de dire, non, ce qu’il faut, c’est Linux sur le poste de travail. Et après, on verra. Or, la position de Framasoft, encore une fois, dans l’épisode 1, on parlait du côté pédagogique, parce que le site venait de personnes qui étaient issues de l’éducation nationale et qui étaient profs pour la plupart, et nous donnait une caractéristique un petit peu particulière qui était de travailler la question pédagogique.

Et sur Dégooglisons Internet, dans la communauté du libre francophone, il y avait des regroupements d’hébergeurs, il y avait des choses très techniques qui existaient, mais des gens qui disaient « Non, non, mais en fait, aujourd’hui, il faut s’occuper à la fois de faire du web et de lutter contre la toxicité des GAFAM », qu’on avait analysée en disant qu’il y a une triple domination technique, économique et politique. Ce discours-là, je pense qu’on n’était pas forcément très nombreux à le porter à l’époque. Et donc la communauté libriste, elle nous a vu débarquer là-dedans, qui nous connaissait bien, elle nous a vu débarquer là-dedans en disant « Ouais, c’est bien » mais je crois qu’on a surtout embarqué des gens qui disaient « Non mais moi je ne veux pas que Google sache tout de moi ». Mais attends,

Walid : mais attends, quand tu parles à la communauté libriste, tu parles à la communauté libriste francophone ? Principalement ?

Pierre-Yves : oui, on s’est très peu adressé, et encore aujourd’hui, aux non-francophones, Pouhiou pourra en parler, à part le projet Peertube. Aujourd’hui, Framasoft est une association française, et c’est compliqué pour nous, surtout pour des raisons de ressources, d’aller nous adresser au monde entier.

Pouhiou : ce qui est intéressant aussi, c’est que pour ce qui est de la communauté non-libriste, on a de suite, en fait, on est sorti de notre bulle, puisqu’on faisait, on était, enfin, c’est pas qu’on faisait, on fait toujours partie de cette communauté, c’est pas la question, c’est… C’est plus qu’on était dans cette bulle-là, un peu, pas enfermé, mais tu vois, enfin voilà, restreint, et en portant ce discours de toxicité, en portant ce discours de « il faut des alternatives » et il faut des alternatives où, en gros, Etherpad existait déjà, sauf que si tu dis à quelqu’un « bah écoute, c’est simple, tu prends ton nom de domaine, tu prends ton serveur, tu fais sudo apt-get install » et là j’ai perdu 99,99% des personnes, dont moi d’ailleurs, je ne sais pas faire. Et du coup on s’est ouvert à d’autres personnes et là, c’était hyper intéressant parce qu’il y avait deux choses, deux réactions possibles. Des personnes qui comprenaient notre ton en disant « on va libérer le monde ». Forcément, c’est potache. Le premier article de Dégooglisons, c’est « notre (modeste) plan de libération du monde« . Parce qu’on sait très bien qu’une association face à Google, ça ne fait pas le poids. Et c’était assumé dès le départ. Mais tu as plein de gens qui prennent ça au pied de la lettre ou qui lisent que le titre des articles blog, tu vois, et qui font, « mais ils sont ridicules, qu’est-ce qu’ils croient faire, c’est une goutte d’eau, lali lala. »

Donc plein de gens qui ne comprenaient pas au départ, et du coup, on s’est rendu compte, notamment toute cette première année, octobre 2014, octobre 2015, qu’il y avait tout un tas de préconçus qu’il allait falloir casser pour faire passer notre discours. Et je me rappelle notamment, je crois que c’est avant la campagne d’octobre 2015 ou au moment de cette campagne, il y a Gee qui est un auteur de BD et membre de Framasoft, qui est déjà depuis de nombreuses années, qui sort une BD avec tous les clichés autour de la campagne Dégooglisons Internet et qui casse chacun de ces clichés en donnant les contre-arguments. Donc déjà, il a fallu, pendant les premières années, casser des clichés de « mais une association contre Google, qu’est-ce qu’elle veut faire ? »

Pouhiou Noénaute

Ben en effet, on va forcément être une goutte d’eau, mais en même temps, on peut compter, etc. En gros, en sortant de notre bulle et en rencontrant un public autre, que celui auquel on avait l’habitude de s’adresser, on a dû apprendre aussi à partir des préconçus des gens et à travailler avec et tout ça. Ça a été vraiment une vraie découverte.

Pierre-Yves : et je rajoute quelque chose qui, pour moi, est important. C’est aussi le moment où toi, Pouhiou, tu apportes, parce qu’autant j’avais l’idée, autant le côté mise en forme et récit, c’est du coup en partie, j’ai envie de dire en grande partie, le talent d’auteur que tu as apporté. J’aime bien parce qu’on dirait qu’on s’auto-congratule… on va sortir de ça. Mais le fait est, encore une fois, on parlait beaucoup, enfin moi je parle beaucoup d’alignement de planète. L’alignement de planète, c’est en fait, on n’avait pas le choix, on était obligé d’y aller à fond. J’apporte cette idée effectivement de se dire, allons-y parce que jusqu’à présent, personne ne le fait et ça nous sortira un petit peu du côté juste annuaire, maison d’édition, etc., sur lequel on savait qu’on n’allait pas faire vivre une association pendant encore des années. Et Pouhiou est là à ce moment-là et inclut pour moi un récit, un imaginaire, etc., qui une fois projeté sur le grand public, parce que là clairement avec Dégooglisons Internet on a touché du grand public, a permis que cette idée prenne corps et qu’il y ait de l’adhésion finalement, et qu’il y ait de l’adhérence derrière et que ça puisse servir de locomotive. Ça s’est passé aussi grâce à d’autres membres. Tu parlais de Gee, la fameuse carte Astérix qu’on avait sortie à l’époque où on disait, voilà les 30 services que Framasoft souhaite dégoogliser. Alors, c’était du Google, mais c’était du Facebook, c’était d’autres outils, etc. derrière, Dropbox et d’autres. Et on s’est dit, « OK, ça, le côté petit gaulois qui résiste aux romains GAFAM ». Et bien, c’est quelque chose qui a permis aussi la dimension communication, pour moi, a permis le succès. C’est-à-dire que l’idée, elle était là, c’est bien, mais des gens qui ont des bonnes idées, il y en a plein tout le temps. Des gens qui arrivent à faire en sorte qu’il y ait de l’adhésion à cette idée, c’est plus complexe.

Le financement de Dégooglisons Internet

Walid : on s’arrête à l’épisode 1, on dit, « en fait, en gros, il nous reste 3-4 mois pour payer les salaires, globalement, donc on va faire un truc ». Et là, hop, tant qu’à mourir, autant mourir en beauté, sortons Dégooglisons Internet. Et là, après, on passe à, en fait, on sort un service, enfin, on sort plusieurs services par mois, etc. Mais ce que vous n’avez pas expliqué, ou très rapidement, c’est comment vous avez financé ça, en fait ? Parce que c’est ça qui est intéressant aussi, quoi. Il y a l’idée, mais à un moment, il faut trouver les sous pour le faire, quoi.

Pierre-Yves : eh bien, on a financé ça par le don, parce que c’était la seule chose qu’on savait faire. C’est-à-dire que moi, dans les années où j’étais délégué général de l’association, ou même quand j’étais secrétaire bénévole de l’asso, le fait d’aller chercher notamment des subventions, moi, je me rendais bien compte que ça n’en valait pas la chandelle. D’abord parce que je percevais un mouvement qui se poursuit encore aujourd’hui, qui est globalement une baisse des petites subventions aux associations. Et le deuxième mouvement que je constatais, c’était que quand tu demandes 5 000 euros de subvention, en fait, tu as 1 000 à 2 500 euros de travail pour gérer cette subvention. Et donc, finalement, tu demandes 5 000, mais tu n’as que 2 500 qui est mis dans ton projet. Et donc, je me suis dit, ce n’est pas possible. On avait tenté avec Alexis, on en parlait dans l’épisode 1, une campagne qui s’appelait 100 10 1 qui visait à trouver 1 000 donateurs pour donner 10 euros par mois pendant un an. Et on s’était dit, voilà, avec ça, on peut faire 10 000 euros par mois, ce qui permet de payer 2 voire 3 salaires. Et youpi, ça va marcher. Évidemment, cette campagne, elle a très modestement marché parce que c’est compliqué de faire payer des gens pour un projet qu’on menait déjà, qui était l’annuaire et la maison d’édition. Et donc, la première campagne Dégooglisons Internet, encore une fois, moi j’insiste sur le côté communication, quand en octobre 2014, on lance cette campagne, donc il reste, je crois, 2 000 euros sur le compte en banque. Je n’ai strictement aucune idée de savoir si ça va marcher ou pas. Et donc, on a travaillé tout l’été et toute l’association s’y est mise. Vraiment, donc on parlait de Gee pour les images, Pouhiou, qui était bénévole sur les aspects communication-récit, Luc, sur les aspects techniques, et vraiment tout le monde s’y est collé. Et quand on lance la campagne, on se dit est-ce que ça va marcher ou pas ? Et la première campagne, je n’ai plus le chiffre en tête, mais je vais aller le chercher, je pense qu’on fait plus que 100 000 euros sur la première année. Sur un projet qui débute, on vend une idée, soyons très clairs, on a très peu de projets…

Pouhiou : je ne suis pas sûr qu’on fasse autant, autant. On fait un beau score pour l’époque. Je ne suis pas sûr qu’on fasse autant, mais il y a aussi autre chose, c’est qu’en fait, cette première campagne nous a dit, « ok, on sauve les salaires, on sauve les services ».

Pierre-Yves : oui, tout à fait.

Pouhiou : donc voilà, ça permettait d’assurer les deux personnes qui étaient employées à cette époque-là, et puis les serveurs pouvaient tourner, les machines, etc. Ça, c’est bon, c’était sauvé, on gagne un an de plus. Et l’idée, c’était de dire, on gagne un an de plus, c’est comme ça qu’on monte. Derrière, moi, j’ai été embauché en 2015, j’ai été embauché en contrat aidé. Et déjà, au sein de l’association, ça faisait un gros débat parce que il y avait plein de gens, et je suis d’accord avec, disant que les contrats aidés, ça perpétue la précarisation, c’est aussi l’exploitation, c’est aussi machin. Sauf que l’association n’avait pas d’autres moyens que de payer via un contrat aidé. Et puis, j’ai dit à l’association, « c’est simple, là, moi, j’ai besoin de croûter et tout ça, donc soit je vais me faire exploiter chez des connards, soit je continue à bosser pour Framasoft et en profite d’un contrat aidé qui va à tout le monde ». Mais c’est quelque chose qu’on a fait à contre-cœur parce que la situation et que dès qu’on a pu en sortir, on l’a fait.

Comment Framasoft reçoit les dons ?

Walid : là, vous avez parlé de dons. Comment vous faites les dons ? Vous avez fait une campagne de financement participatif, un truc à la KissKissBankBank, etc. ? Comment vous avez fait ? Parce que l’intérêt, par exemple, de ce genre de truc, c’est que quand tu fais ça sur ce genre de plateforme, c’est qu’aussi tu as des retombées en termes de presse, en termes d’images, etc. Comment vous, vous avez fait pour avoir ces dons ?

Pierre-Yves : l’avantage, c’est qu’on a des gens qui codent dans Framasoft. Et donc, très rapidement, en fait, on a fait notre propre plateforme de dons. Ce qui n’a pas été simple. Moi, l’avantage, c’est qu’en parallèle, j’avais eu une expérience autour de cette question de comment fonctionner avec les banques au travers d’un projet dont je n’ai pas parlé à l’épisode 1, mais qui s’appelait En Vente Libre, qui était une autre association créée entre autres par des membres de Framasoft, des membres d’Ubuntu-fr et des membres d’autres structures, voire des bénévoles purs et durs, j’ai envie de dire. Et En Vente Libre… L’association existe toujours et le site existe toujours. C’est pour vendre des objets autour de la communauté du libre. Donc, ça peut être du t-shirt, de la clé USB Ubuntu, des mugs, etc. Et qui permettait aussi de faire des dons à des associations. Et donc, comme c’était moi qui avais monté la première version du site En Vente Libre, j’avais déjà un petit peu des connaissances sur comment est-ce qu’on pouvait créer ça. Et en fait, avec d’autres, on a du coup pu créer notre propre page de dons qui était particulièrement moche à l’époque, mais qui avait l’avantage de fonctionner et de ne pas refiler 8 % ou 15 % à un intermédiaire. Et donc, on a vu l’argent arriver vraiment la première année avec, en tout cas, je n’ai pas retrouvé le chiffre encore, mais plusieurs dizaines de milliers d’euros en quelques mois. Et donc, au mois de janvier 2015, alors qu’on avait en octobre 2014 2 000 euros sur le compte, en janvier 2015, on a une trésorerie qui nous permet de voir pour toute l’année à venir et y compris du coup d’embaucher.

Walid : j’ai l’impression sur le podcast il y a un truc qui revient tout le temps tous les gens ils disent ça c’est les gens ils te financent pour que tu développes des choses les gens ils te financent pas pour que tu maintiennes les choses et en fait c’est ça !

Pouhiou : c’est même pas encore ça alors là du coup ça aussi c’est une expérience

Walid : tu disais au départ tout à l’heure c’est que en fait les services de départ personne n’allait te faire des dons ça n’a pas marché votre campagne pour faire ce que vous faisiez à l’heure actuelle il fallait développer un nouveau truc pour que les gens y donnent.

Comment amener les gens à avoir un rôle et contribuer

Pouhiou : en fait, ça, moi, j’avais déjà fait des crowdfunding avant pour mes bouquins édités par Framasoft. Dans d’autres boulots, j’en avais fait aussi.

Donc, je commence à avoir une expérience là-dessus. Et l’idée, c’est de dire, en gros, il faut faire un narratif. Donc, alors, déjà, un, quand je suis arrivé à la communication sur Framasoft, j’ai fait, on va arrêter de dire les gens, hashtag les gens n’existent pas. Voilà, donc, du coup, à qui est-ce qu’on s’adresse spécifiquement ? Parlons-leur. Et d’autre part, c’est de dire, en fait, il faut les amener dans notre aventure. Et même si tu codes pas, même si toi, tu vas pas aller convertir des gens à utiliser Framadate au lieu de Doodle, en fait, tu peux avoir un rôle. Et le fait de donner 10 balles, 20 balles, c’est pas rien. C’est contribuer, c’est participer à ça. Et même encore aujourd’hui, aujourd’hui, en gros, t’as une personne qui donne à Framasoft pour 250 qui en profitent.

Et donc ça, si c’est pas un mouvement solidaire, mais en effet, pour ça, il faut mettre du narratif et dire, en fait, voici quel va être votre rôle dans notre aventure collective. Et donc, inclure les personnes là-dedans. Et donc, pour moi, ça a été vraiment ce travail-là de communication. Et en fait, les gens ne te payent même pas pour développer ou pour faire du nouveau. Les gens, ils te payent parce qu’ils ont confiance en toi. Et nous, comment est-ce qu’ils ont confiance en moi ? C’est qu’on présente, voilà ce qu’on a fait. Et ils ont confiance en toi pour réaliser un futur désirable. Voilà ce qu’on va faire. Et donc, c’était vraiment ça, c’est de dire, mais en fait, voilà où on en est ici, voilà où on veut aller. On vous présente ça, si ça vous plaît, donnez et participez à l’aventure pour nous aider à avancer vers là.

Pouhiou Noénaute

On ne dit pas qu’on réussira, on dit qu’on veut avancer vers là, qu’on a des billes un peu solides, on a déjà un peu d’expérience et tout ça, et puis on vous tient au courant. Et il y a des moments aussi où on s’est planté, où on a sorti des trucs qui n’allaient pas, etc. Et où on a retardé des projets, on a sorti des services à la place d’autres. Et à chaque fois, on a juste été honnête. Mais vraiment, l’idée, c’est de dire que ce pour quoi les gens te donnent, en général, c’est « Je veux croire qu’un monde où ta proposition existe est possible ». Et donc, je veux que ça se réalise. Et donc, je contribue.

Christophe : en entendant Pouhiou parler, je me disais que le narratif, c’était quand même quelque chose de fondamental parce que Framasoft, à un moment donné, s’est trouvé en une position d’outsider dans le sens où les révélations Snowden dont on parlait tout à l’heure, elles ont aussi révélé une autre chose à part la question de la confidentialité des données. c’est qu’on pouvait que difficilement compter sur les institutions, qu’elles soient publiques ou les institutions plus généralement du capitalisme numérique, pour assurer la confidentialité et ce dont on a besoin hashtag les gens. Et qu’à ce moment-là, il y avait comme une sorte d’ambiance, je ne sais pas si vous vous souvenez, c’est comme ça que j’ai ressenti, d’espace numérique zombie où il n’y avait finalement pas le choix. Alors, il y a quoi ? Il y a Google pour les mails, et puis qu’est-ce qu’on fait ? Et puis comment on fait ? Alors, c’est sûr qu’il y a des trucs qui existaient déjà aux États-Unis, par exemple, je ne sais pas, des trucs comme RiseUp, etc. Mais je vois ça du point de vue européen, par exemple, en Allemagne, il n’y avait pas d’espace, ou très peu, à part ceux du Chaos Computer Club, qui sortait quand même de temps à autre des trucs, mais qui étaient réservés à une niche très spéciale, et très à part, en quelque sorte. Il n’y avait pas cet espace-là que nous, nous avions ouvert. C’est-à-dire qu’on ne s’interdisait pas de collaborer avec des institutions, quelles qu’elles soient. On ne s’interdisait pas d’inclure n’importe qui, puisqu’après tout, on ouvrait les services à tout le monde. Et en même temps, on offrait un espace qui était prometteur. C’est-à-dire qu’on donnait aux gens ce pourquoi ils en avaient pour leur argent, en quelque sorte. Tu donnes et à ce moment-là, nous, on peut créer des choses qui promettent un avenir numérique meilleur. Voilà. Alors, ce n’était pas qu’une promesse parce que quand même, on a produit des trucs. On a produit des services. Et quand même, dans le don, il y a quand même une chose qui compte, qu’on le veuille ou non, c’est que quand tu promets, en plus, quand tu dis, on va faire un service par mois pendant X mois, tu promets pas seulement, c’est-à-dire qu’en fait, plus tu réalises tes promesses, plus les gens croient en toi. On aurait pu dire, voilà, on promet 30 services sur l’année et puis finalement, on n’en fait que 2. Non, ça, ça n’aurait vraiment pas marché. Là, pour le coup, on a été plutôt bons, c’est-à-dire qu’on a tenu les 90… de nos promesses, à part le mail.

Walid : c’est les startups qui font ça, de promettre des trucs qu’on ne tient pas ou qu’on fait beaucoup plus tard.

Christophe : c’est ça, tout à fait.

Pierre-Yves : c’est Marcel Mauss, je crois, qui est anthropologue, qui parlait du don et du contre-don, et pour moi, on est complètement là-dedans, c’est-à-dire que on demande aux gens de nous faire un don, le contre-don, c’est évidemment de fournir des services, du coup, quand on revient redemander un contre-contre-don, ça fonctionne, et ainsi de suite.

Christophe : c’est-à-dire qu’en offrant des services, on n’offrait pas non plus n’importe quoi. Les services libres, ils offraient aussi, en plus du service, en plus de l’utilité du logiciel qui était proposé en ligne en tant que service, ils offraient aussi du commun. Framasphère, par exemple, c’est du commun.

Walid : Framasphère, tu peux rappeler pour les gens qui ne connaissent pas ce que c’est Framasphère ?

Pouhiou : ce que c’était.

Christophe : Framasphère, c’était un service basé sur Diaspora, c’est un réseau social. Et sur Framasphère venaient aussi des gens qui partageaient beaucoup, ça a marché après ça a marchouillé et puis je crois que Diaspora de toute façon n’était pas non plus un exemple de long terme, donc on a changé. Mais en tout cas on a offert ce genre de service, quand on a ouvert Mastodon, l’instance Mastodon de Framasoft. Mais là je fais un bond dans le temps, je vais peut-être un peu trop vite, mais quand on a offert cette instance-là, moi ce que je voyais c’était aussi ça, c’est-à-dire qu’on offrait vraiment quelque chose du commun.

Qu’est-ce que cela implique de proposer un service en ligne pour Framasoft ?

Walid : il y a un truc qui est intéressant, c’est que là, on parle d’offrir des services, mais est-ce que vous pouvez expliquer – petit spoiler, on fera un épisode plus technique sur comment vous choisissez et quels sont les critères sur le choix de proposer un outil pour faire un service en ligne – mais est-ce que dans un premier temps, vous pouvez expliquer qu’est-ce que ça veut dire techniquement de dire je vais offrir tel service en ligne en fait ?

Pouhiou : je vais répondre sur le para-technique et je vais te laisser la place sur la technique, mais… justement l’idée aussi c’était de ne pas fournir que du service, c’est-à-dire de ne pas faire comme si juste je sais pas je suis loueur de serveurs internet qui te permet d’auto-installer via des scripts tel logiciel et puis de démerde toi derrière. C’est-à-dire que derrière nous sur nos services il y avait aussi de l’accompagnement, il y avait de la documentation, il y avait du support, c’est-à-dire que très vite tu as un formulaire de contact et tu as un email et tu peux parler à une personne pour dire « Attends, mon truc, il ne marche pas, je n’ai pas compris ou j’ai perdu mon pad ». Il y a tout un tas d’outils d’accompagnement et d’explications autour qui vraiment permettent… Donc, ouvrir un service, ce n’est pas juste ouvrir un service. Et puis parfois aussi, pour ouvrir ce service, il va falloir lui rajouter des choses. Ça peut être une fonctionnalité du code qu’on développe, mais ça peut être aussi de l’esthétique, de la traduction, des choses comme ça. Donc, à chaque fois, c’est ça. Mais pour ça, il fallait choisir les services. Et en fait, même s’il y avait… pyg, tu avais préparé une liste des 30 services au début de la présentation de la campagne. En fait, ça se faisait à chaque fois deux, trois mois avant d’ouvrir un service. Il y avait tout un travail que tu faisais.

Pierre-Yves : tout à fait, et je pense que ce qui jouait beaucoup, c’était de réfléchir, enfin encore une fois, de savoir saisir des opportunités. C’est-à-dire qu’il y a des services qui étaient plus lourds que d’autres à installer, il y avait des services qui apparaissaient petit à petit, il y avait des services dont on savait que ça allait être compliqué, je pense notamment à la vidéo, on va en revenir sur Peertube, mais qui n’étaient pas prêts, qui n’étaient pas matures en 2014.

Walid : on en a parlé pendant 1h20, donc il faut juste dire aux gens d’aller écouter le bon épisode !

Pierre-Yves : exactement et donc quand on se dit pas en 2014 on va sortir un logiciel de vidéo on sait qu’il y en a besoin mais on sait pas encore lequel, on sait pas sur quelle base, etc. Et donc là encore, je pense que…

Enfin, moi j’ai envie de rendre hommage à toute l’équipe, à la fois bénévole et salarié de Framasoft, qui a réussi finalement à enchaîner comme ça. En moyenne, on a sorti un service par mois. Et donc, il a fallu beaucoup automatiser des choses. Il a fallu s’organiser, répartir des tâches, etc. Et donc, ça nécessitait une structuration forte de l’association. Ça, ça n’a pu se faire que parce qu’effectivement, on était soutenus financièrement, ce qui nous permettait d’embaucher et de faire face à des croissances d’usage, etc. Et qui nous permettait de dire… comme le disait Pouhiou à l’instant, on ne vous propose pas que des services, on vous propose des valeurs, en même temps que les services. C’est-à-dire que nous, on s’engage en tant qu’association à ne pas commercialiser vos données, on ne fait pas d’exploitation publicitaire ou autre de ces données-là. Et nous, on s’engage, quelque part, à rester à petite échelle.

Pierre-Yves Gosset

Alors, ça a été un grand débat dans Framasoft pendant ces dix dernières années, la question de la taille idéale d’une structure comme Framasoft. Parce que moi, je suis persuadé que si en 2017, on était allé voir la BPI, je serais allé demander 5 millions d’euros, je pense qu’on nous les aurait donnés. Par contre, il fallait se transformer en entreprise. Du coup, c’est des questions, là, je pense que Pouhiou et Christophe s’en souviennent, mais où on s’est régulièrement posé la question de la croissance de l’association ou du développement de l’association. La nuance pour moi, elle est assez claire : la croissance, c’est quantitatif, le développement, c’est qualitatif.

Et on a préféré faire du qualitatif. Alors le qualitatif, il est subjectif, c’est du ressenti. Mais on a préféré se dire, en fait, nous, on veut rendre service à des personnes qui veulent sortir de la toxicité des GAFAM. On ne cherche pas à répondre nécessairement aux besoins de 70 millions de Français. Ce n’est pas ça qui nous intéressait.

Pierre-Yves Gosset

Christophe :

ça, c’est un point avec lequel j’ai eu souvent maille à partir parce que c’était difficile lorsque moi, j’intervenais par exemple en public d’expliquer ça. Par exemple, on arrivait et puis on disait, « bon, alors on a offert ce service. D’ailleurs, si ça foire, venez pas vous plaindre ». Ou alors, « on n’est pas sûr de conserver toutes les données parce que le serveur, il peut planter. Et puis bon, voilà, on n’est que des bénévoles ». Alors je me disais, ok, tu viens avec des services. Donc du coup, ça veut dire qu’il y a effectivement autre chose, qu’on le veuille ou non, il y a autre chose qu’on est en train de donner aux gens. Et ça, c’est les valeurs. C’est ce qui a fait que moi, en tout cas, j’ai commencé à vriller à ce moment-là sur le plan d’éducation populaire. C’est-à-dire que je me suis dit, « c’est ça qu’il faut faire. Il faut envoyer le message sur lequel l’éducation populaire ou numérique, c’est ça l’enjeu de Framasoft ». C’est ce que disait, après tout, Pierre-Yves, avec sa nuance entre développement et croissance. Si on veut développer des idées, si on veut développer Framasoft, Framasoft se développe avec les gens. Il ne se développe pas tout seul dans un coin en offrant des services et puis en les faisant payer. Ça n’empêche pas qu’on puisse faire éventuellement quelques prestations par-ci, par-là, mais ce n’est pas le cœur du sujet.

Christophe Masutti

Pouhiou : tu as souligné quelque chose aussi, Christophe, d’assez fondamental, c’est qu’en plus de ces services, qui étaient une très grosse partie du travail, il y avait aussi tout le reste dont on parle dans ce plan de libération du monde, dans ce plan de Dégooglisation Internet, qui est la sensibilisation et qui est l’essaimage, qui est extrêmement important. Et du coup, quand on commence à dire ok, faire de l’éducation populaire, ça veut dire quoi ? Comment est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on peut apporter, nous, comme pierre ? Et notamment le fait de se dire ok, on peut apporter différents outils de connaissances pour mieux comprendre la domination des GAFAM, des géants du web, avec à la fois des articles qu’a écrit Christophe sur les Léviathans, qui sont devenus plus tard ton livre Affaires privées chez CEF Éditions, sur tout le système du capitalisme de surveillance, et donc des articles qui vont être très très pointus, académiques, poussés, et puis des choses beaucoup plus vulgarisatrices, et parfois même des BD, etc. Et entre les deux, tout un tas de discours qui reflète finalement la diversité des membres de l’association. Donc, tout un tas de tonalités où on parle de la même chose, mais chacun, chacune avec ses sensibilités, pour toucher aussi des sensibilités différentes chez les publics que l’on rencontre. Voilà, et donc, c’est ça qui est intéressant en cette période, c’est qu’on n’est pas…

Tu parlais de start-up tout à l’heure, les start-up, elles se concentrent sur leurs produits. Voici mon produit. Et nous, le produit, ce n’était pas juste les services. C’était tant de conférences. Et regardez, là, on a… Cette conférence-là, elle a été faite 50 fois par 10 membres différents. Et donc là, on a une version qui est vachement bien aboutie. On la met en ligne. Ça va être tout un tas d’outils de sensibilisation. Et puis, un début de travail aussi sur l’essaimage en disant c’est super de venir chez Framasoft. On le parle avec la taille de l’association. C’est super de venir chez Framasoft, mais il ne faut pas démonopoliser Google pour monopoliser chez Framasoft. Sinon, on continue le problème.

Pouhiou Noénaute

La décentralisation et les CHATONS

Pierre-Yves : et ça a été le début de l’impulsion du projet CHATONS, du collectif CHATOS, là c’est pareil, effectivement c’était évoqué à mot couvert. Alors en 2013, au RMLL, honnêtement je ne savais pas du tout que ça allait exister. En 2014, ça commence à prendre forme. En 2015, il y avait déjà des collectifs d’hébergeurs libres qui existaient, mais ils faisaient de l’hébergement technique. C’est-à-dire que c’était, tu allais contacter AlternC, tu allais contacter Ouvaton, etc. Et tu disais, « voilà, moi, j’aurais besoin d’un espace sur lequel je vais aller poser mon site ». Mais il n’y avait pas d’hébergeur de services libres et éthiques. Et donc, là, c’est Christophe qui avait trouvé l’acronyme LEDS, des services libres, éthiques, décentralisés, solidaires. Et donc, on a dans CHATONS, quand moi, en 2015, je lance une bouteille à la mer auprès d’une quinzaine d’hébergeurs pour dire, « voilà, on voudrait lancer un nouveau collectif et impulser un nouveau collectif, qui sera CHATONS, le collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires ». Il y a complètement ce croisement entre la question de l’éducation populaire dont parlait Christophe, des valeurs notamment de solidarité qui sont inscrites noir sur blanc dans la charte et dans le manifeste CHATONS, et la question du logiciel libre. Et cet espace-là était totalement inoccupé, enfin, ou du moins, il était occupé par Framasoft, et on s’est dit, « mais en fait, il n’y a aucun intérêt à ce qu’on soit seul là-dessus ». Et donc, CHATONS répondait à l’optique de dire, en fait, c’est bien beau, on a fait des tutoriels pour expliquer comment installer nos logiciels. On a donné du temps de travail salarié pour que nos applications soient portées dans YunoHost, qui est une distribution Linux qui permet de déployer rapidement des services qu’on peut utiliser en ligne. Mais tout ça ne fait pas vraiment de sens s’il n’y a pas une masse conséquente de gens qui utilisent ces services-là. Là, je fais écho à l’épisode 1, où vraiment, pour moi, la question de la massification, et je n’ai pas envie de dire industrialisation, parce que forcément, on imagine la grosse usine qui fume, mais cette idée, pour moi, de dire qu’on est capable d’avoir des processus, cette fois-ci, j’ai envie de dire presque industriels, de dire, « si tu veux rentrer dans CHATONS, il faut que tu valides une charte, il faut que tu puisses répondre à tel et tel critère, et il faut que tes services soient libres. Et qu’est-ce que ça veut dire, libre ? Oui, mais du coup, est-ce qu’on a le droit à des services un peu moins libres chez CHATONS, etc ». Et tout ce processus-là qui soit discuté collectivement, pour moi, et là aussi, une des grandes fiertés, en tout cas que moi j’ai, mais je pense que toute l’asso peut avoir, de ne pas s’être approprié le travail qu’avait fait Framasoft, mais bien de l’avoir redistribué derrière en disant « Attendez, si vous avez des questions, on vous explique ». On a fait un MOOC CHATONS qui permet à tout un chacun qui a envie de se poser la question de pourquoi les GAFAM sont toxiques, de pouvoir se les approprier d’une autre façon qu’une conf descendante. Si vous voulez monter votre CHATONS, vous pouvez vous rapprocher d’un hébergeur local, et il y en a près d’une centaine en France. Si vous voulez, par contre, utiliser des services libres, et réutiliser du Framadate plutôt que du Doodle ou autre, c’est une possibilité aussi. Et tout ça, donner une vraie cohérence à l’ensemble du projet.

Walid : effectivement, c’est intéressant de voir les discussions qu’il peut y avoir quand ça commence à marcher pour se dire qu’est-ce qu’on a vraiment envie de faire. C’est effectivement une grande honnêteté de dire qu’on ne veut pas tout héberger nous-mêmes et on veut que ça essaime, mais ça va avec ce que vous disiez au départ où dès le départ, il y avait la notion de décentralisation.

Pierre-Yves : c’est que nous, notre but, ce n’est pas de gagner de l’argent, même si on fait des campagnes et qu’on a besoin d’argent.

Pouhiou : bonjour, donnez à Framasoft.

Pierre-Yves : mais notre but n’est pas de gagner de l’argent.

Notre but est de faire en sorte qu’il y ait une société qui soit plus juste, plus libre, et dans laquelle l’informatique ne soit pas aliénante, mais qu’elle soit plutôt émancipatrice autant que possible. Alors, vaste débat, est-ce qu’on peut faire vraiment du numérique émancipateur ? Mais en tout cas, qu’on puisse sortir des systèmes d’aliénation qui nous sont proposés par les GAFAM. Et donc, si c’est ça notre objet… nécessairement, tu commences à penser en archipel, c’est-à-dire à travailler avec d’autres personnes, d’autres structures, je pense à la Quadrature du Net, à Wikimedia et à bien d’autres, à l’APRIL évidemment, pour te dire, en fait, ça n’a aucun sens qu’on y aille et qu’on soit juste l’acteur unique ou le plus gros ou le plus fort.

Pierre-Yves Gosset

Et comme disait Christophe, ça nous a été beaucoup, beaucoup reproché ces dix dernières années en disant, mais pourquoi vous ne passez pas la seconde ou la troisième vitesse ? Parce que vous avez la capacité de le faire, vous avez potentiellement tout le socle qui va bien pour passer de 10 salariés à 50 salariés. Et oui, on a cette capacité-là, mais on a refusé de le faire parce que notre objectif n’est pas de faire de la massification pour faire de la massification, elle est de massifier pour montrer qu’autre chose est possible.

Comment choisir quel service sortir plutôt qu’un autre ?

Walid : donc là, les services sortent au fur et à mesure. Vous avez fait une première liste des 30 services. Vous avez commencé par faire, de ce que je comprends, par ce qui était possible. Donc en fait, en gros, ce qu’il faut expliquer, c’est qu’un service, on veut faire ça, donc on va sélectionner un logiciel, on va voir comment automatiser, est-ce qu’on est capable de le proposer au plus grand nombre, qu’est-ce que ça veut dire, est-ce qu’il faut qu’on fasse des modifs, etc. C’est ça, en fait, en gros, globalement, le truc.

Pierre-Yves : on y allait vraiment, on a sorti ces 30 services dans un ordre qui n’était pas forcément extrêmement pensé, ou plutôt c’était pensé par rapport à nos besoins. C’est-à-dire que là, cette fois-ci il fallait faire avec des contraintes, en fait, comme dans tout projet. Il faut penser tes contraintes. Et nos contraintes, c’était qu’en 2014, par exemple, on n’a pas d’admin sys salarié. Pas de grosses compétences en admin sys salarié, on en a un petit peu. Mais du coup, il va falloir embaucher un admin sys. Puis quand tu embauches un admin sys et quelqu’un, par exemple, sur la communication, comme l’a été Pouhiou, au bout d’un moment, tu te dis très vite, il va falloir embaucher quelqu’un pour gérer un petit peu du secrétariat, la paye, etc. Et donc, on est à taper vraiment sur tous les fronts et essayer de se dire, « ok, on va essayer de sortir un service par mois, il faut structurer l’association, il y a le collectif CHATONS qui prend de l’ampleur, etc., tout ça en parallèle ». Et quand on choisit de sortir les services, très honnêtement, on en discute surtout entre nous pour se dire, « celui-là, il nous paraît intéressant parce que, tiens, Luc, il me répond qu’il peut le faire en 10 jours et qu’il est en capacité de le faire et que ça va nécessiter zéro serveur de plus parce qu’il va monter une VM (NDLR : machine virtuelle) sur un coin de serveur qui est moins utilisé que les autres ». Et donc… nos choix, ils sont contraints par le rythme qu’on s’est imposé, mais aussi et surtout par les contraintes des ressources humaines, matérielles, les jours de congé, etc. Donc, j’aimerais bien vendre l’idée qu’on avait un plan qui était extrêmement tanqué dès le départ, mais dans les faits, on se remet en question quasiment tous les 3-4 mois pour se dire, tiens, est-ce qu’on sort plutôt tel service plutôt que tel autre ?

Christophe : il faut dire un truc, quand on regarde un peu la timeline (NDLR : frise chronologique) que je suis en train de regarder là un petit peu, il y a des services pause. Alors, je l’appelle des services pause, c’est-à-dire que par exemple, on sort des trucs genre Framabee. Alors Framabee, c’était un service de recherche à la Google, mais comment dire, c’était une sorte d’interface qu’il allait chercher sur les autres…

Pierre-Yves : un méta-moteur.

Christophe : un méta-moteur, merci. Dont l’autre nom était Tonton Roger. Ça, c’est un truc qu’on… Après, on lance Framagames, Framabookin. En fait, tout ça, c’est des petits services qui, alors, quand je vais dire le mot, surtout ne pas se méprendre. C’est plus facile de sortir ce genre de service que le gros qu’on sort juste après, Framadrive, qui est quand même un xCloud. En fait, tu peux lire aussi la timeline comme ça. C’est-à-dire, tu dis, voilà, « ah, putain, ils ont sorti leur truc ». Mypad, par exemple, qui était le gros plus qui apportait à Framapad la possibilité d’avoir un endroit où on a ces dossiers de pads pour ne pas les perdre. Après, tu as des services qui sont un peu plus faciles à sortir. Puis après, le gros, tu vois. Tu peux la lire un peu comme ça, cette timeline, tu vois.

Pierre-Yves : oui, c’est ça. On s’organisait. Chaque année, on se disait les deux ou trois gros services, c’était ceux-là. On se réunissait souvent avec Pouhiou pour dire, « OK, qu’est-ce qu’on est capable de faire ou pas cette année ? » Et on voyait en fonction de ça.

Gérer des services avec du gros volume

Walid : il y a un truc qui est important, c’est quand tu commences à mettre en place, parce que j’ai lu pas mal de trucs là-dessus, si je prends par exemple Framalistes, en gros, c’est du Sympa derrière, et en fait, en gros, vous avez quasiment la plus grosse instance de Sympa qui existe. Et je veux dire, même Nextcloud aussi, ça fait des grosses instances, en fait, tout de suite, ça fait des gros services, et qui apportent des vraies problématiques d’adminsys.

Pierre-Yves : oui, alors du coup, encore une fois, c’était l’occasion pour moi de remercier Luc, et de féliciter Luc qui est notre admin sys. Merci Luc. Par exemple, Sympa, en fait, il avait déjà travaillé sur Sympa. Il se trouve que Luc connaît bien Perl, ce qui n’est pas le cas de tous les admin sys, que Sympa est développé en Perl. Et donc, quand il a fallu installer Framalist, moi, jamais j’aurais pensé qu’on arriverait sur framalist.org à 60 000 listes quelques années plus tard, à tel point qu’on a atteint des limites physiques de rapidité de disque dur, en gros d’input-output, que ne peuvent plus gérer les disques tellement il y avait de fichiers à lire dans Sympa. Et donc, on est là sur des services qui atteignent une taille, effectivement, de renommée ou de capacité mondiale. C’est le cas de Framalistes, c’est le cas de Mattermost, où on a une des plus grosses instances Mattermost du monde. C’est le cas aujourd’hui, enfin, on déploie du NextCloud, on a plus de 1 400 NextCloud déployés. Forcément, par rapport à OVH ou Hetzner, ce n’est pas grand-chose. Mais pour une petite association française, c’est beaucoup. Et donc, Framaforms, l’alternative à Google Forms, qui est aussi un truc que moi, j’avais développé en l’équivalent de 15 jours, aujourd’hui est une des principales alternatives, en tout cas en France, à Google Forms. Et on a, je ne sais plus, quelque chose comme 20 000 formulaires par mois qui sont créés. Forcément, on atteint des chiffres très importants parce que notre principal critère était de ne pas mettre de limite à qui on accueille. Ça veut dire qu’on ne regarde pas qui est-ce qu’on accueille. Et donc, Pouhiou s’en souvient, on se retrouve avec du JC Decaux, qui n’est quand même pas la petite entreprise du CAC 40, qui se met à utiliser Framaform.

Pouhiou : Le top.

Pierre-Yves : voilà, c’est ça.

Pouhiou : est-ce que tu te rappelles quand c’était l’association des amis de Microsoft ?

Pierre-Yves : oui,

Pouhiou : tout à fait. Dans leur slide, ils utilisaient des FramaLink, donc des réconciliations d’URL Framasoft. Du coup, je me suis, avec le compte Framasoft, ouvertement foutu de la gueule de Microsoft sur Twitter à l’époque, en disant Microsoft, vous ne pouvez pas leur offrir un raccourcisseur d’URL ? Ils utilisent notre outil, la chouchou ! Et des gens nous en voulaient. Oh, Framasoft, on ne pense plus sérieux ! Non, à un moment donné, il faut arrêter. On ne surveille pas, mais quand des slides nous font s’en monter, on rigole.

Pierre-Yves : c’est vraiment, pour moi, une caractéristique importante. C’est qu’en fait, Internet permet ce genre de magie. C’est-à-dire une capacité, à un moment donné, à se dire « Ok, si on a un service qui marche bien et qu’on est capable de… techniquement de bien le faire fonctionner », grâce au logiciel libre, on peut tweaker (NDLR : ajuster), on peut hacker le logiciel. Ce qu’on a fait avec Framalistes. Encore une fois, Luc a été pendant plusieurs années un des principaux contributeurs mondiaux de Sympa, donc le logiciel qu’il y a derrière Framalistes, parce qu’on avait besoin tout simplement de pouvoir le faire grossir. Donc il fallait corriger des bugs, et c’est la même chose pour Etherpad. Le nombre de contributions à Etherpad qu’a apporté Framasoft a été fait parce qu’on avait une des plus grosses instances Etherpad du monde, bien plus grosse que Etherpad.org, et ça a été la même chose avec Nextcloud, où aujourd’hui, Thomas Citharel, qui est co-directeur de Framasoft, est le principal, je crois, contributeur bénévole à Nextcloud mondial.

Walid : c’est ça qui est intéressant, c’est que les gens qui n’ont pas forcément l’habitude comprennent que quand tu fais des hébergements comme ça, avec des gros volumes, tu arrives à des problématiques qui font que tu es obligé de contribuer et donc tu es obligé de connaître parfaitement le logiciel.

Pierre-Yves : tout à fait.

Walid : sinon, juste, tu ne peux pas te reposer sur la communauté parce que la communauté, elle n’a pas les mêmes besoins que toi. Toi, tu as des besoins que les gens n’ont pas, en fait.

Pouhiou :

du coup, aussi, quelque chose qui a été difficile de faire comprendre à des publics non initiés, on va dire, au numérique de manière générale, qui étaient plutôt habitués par le capitalisme de surveillance, par les géants du web, à consommer du logiciel et du service, c’était de dire : alors, les gens disaient, « Oui, votre logiciel, il a un bug ici. » Alors, cool, merci, ça n’est pas notre logiciel. On va faire remonter l’info aux personnes qui le développent et peut-être que nous, on va contribuer pour ce bug. Et ça, mais en fait, nous, dans le logiciel libre, on a l’habitude de ça. C’est quelque chose qui est totalement étranger à plein de gens.

Pouhiou Noénaute

En fait, le logiciel qu’on a mis sur notre serveur, ce n’est pas nous qui l’avons fait. Nous ne le maîtrisons pas de la ligne 1 à la ligne 1 000 du code, nous ne le connaissons pas par cœur, ce n’est pas nous qui l’avons fait. Par contre, quand il y a un souci, quand il y a un besoin, quand il y a un machin, ça nous arrive d’y participer. Et autant dans le milieu libriste, ça fait partie de la culture, mais c’est quelque chose qu’il a fallu amener à tout un tas d’autres personnes qui ne connaissaient pas cette possibilité-là de participer au logiciel. Je me permets aussi, petite parenthèse, on vous parle souvent là, vous l’entendez dans le podcast, Framalistes, Framadrive, Frama ceci, Frama cela. Si vous voulez bénéficier de ces services, s’ils sont encore en ligne, vous rajoutez .org à la fin de chaque fin de ces noms et vous allez sur le site ou sur degooglisons-internet.org et voilà.

Anecdotes sur Framasoft et l’éducation nationale

Et autre chose aussi qui pour moi était importante, c’est que… Le fait que Framasoft crée des services en ligne massifs où des gens viennent massivement dessus, même si franchement ça écorchait une paillette du château d’or de Google, qu’on soit bien d’accord, ça leur faisait pas mal du tout, ça avait aussi d’autres conséquences très importantes. Typiquement, on se rappelle quand le ministère de la Défense signe un contrat open bar avec Microsoft. Quand Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale à l’époque, accepte 13 millions de produits Microsoft dans nos écoles et fait rentrer 13 millions d’euros de produits Microsoft dans nos écoles et tout ça, à l’époque, il y avait un truc de : « Ben oui, mais que voulez-vous ? On voudrait bien prendre du libre, mais vous ne pouvez pas vous aligner, vous ne savez pas passer à l’échelle, vous ne savez pas machin. » Et d’un coup d’un seul, il y a des petits pécores, avec leur asso de loi 1901, qui a autant de membres qu’un club de bridge à la con, pardon pour les clubs de bridge, mais voilà. Il y a des petits pécores qui arrivent et qui, avec le budget trombone de l’éducation nationale, grosso merdo, avec, pyg avait calculé 89 mètres d’autoroute, moi le budget des Dégooglisons, j’avais calculé, c’était 9 secondes du dernier James Bond, No Time to Die, voilà, et bien avec ça, on arrive à servir des millions de personnes. Des centaines de milliers d’abord, et puis des millions. Et donc du coup, les ministères ne peuvent plus se planquer. D’un coup d’un seul, en fait, c’est techniquement possible. Il faut des personnes qualifiées, il faut des moyens, il faut une volonté politique. Le problème, c’est que beaucoup de ministères ont déjà ça.

Christophe : ça, ça me fait penser à une anecdote (rires). Ça se passait pendant la période Covid. En fait, le premier confinement, tout le monde calfreutré chez soi, n’est-ce pas ? Il fallait quand même poursuivre les enseignements. Et la ministre de l’Enseignement supérieur, qui était… Vidal à l’époque, Frédérique Vidal, et ses services avaient balancé un truc qui était de dire à tous les enseignants d’université qu’ils pouvaient passer leurs cours en tout cas sur les super services d’une super petite association, Framasoft en l’occurrence, qui avait une instance à l’époque, c’était une instance Jitsi qu’on avait dans le cadre de Dégooglisons.

Walid : pour la vidéo.

Christophe : oui, pour la vidéo.

Pouhiou : et ça existe toujours, ça s’appelle Framatalk.

Christophe : Framatalk.

Et donc, qu’est-ce qui est arrivé ? On peut imaginer 40 cours d’un coup sur notre petite instance, ça ne pouvait pas le faire, clairement. Et là, on avait reçu un mail d’un membre du cabinet de Frédérique Vidal qui s’inquiétait de notre bandeau qu’on avait mis en place pour dire aux gens de l’Éducation nationale, « Bon, vous êtes gentils, mais vous dépendez d’un ministère, demandez à votre ministère. » Et la première réflexion qu’il m’a donnée au téléphone, il m’avait contacté, oui, j’avais donné mon numéro, il m’avait contacté, c’était de dire, « On peut vous donner de l’argent. » Voilà, « On peut vous donner de l’argent. » C’est-à-dire qu’en fait, je lui dis, « Mais attendez, on est une petite asso, vous ne nous connaissez pas, vous êtes prêts à nous donner de l’argent pour qu’on héberge les cours des universités, sérieusement ? Ce n’est même pas une offre de marché. Vraiment, vous êtes à la rue. » Donc voilà, c’était l’anecdote.

Christophe Masutti

Pierre-Yves : j’ai une autre anecdote de ce type-là. Si tu aimes les anecdotes croustillantes, Walid.

Walid : oui beaucoup !

Pierre-Yves : c’était quelques mois plus tard. On parle cette fois-ci, je pense que c’était le jour de la Pentecôte, un lundi de Pentecôte. Moi, j’ai mes notifications smartphones qui se mettent à bipper dans tous les sens et je ne sais pas pourquoi. En fait, c’était le jour où la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État au numérique à l’époque, avaient annoncé la mise à disposition du code de Parcoursup sur une plateforme qui n’était pas GitHub, mais Framagit. Framagit qui est notre forge logicielle, plutôt réservée aux développeurs et développeuses. Et donc, ils avaient publié, comme ça, sans nous prévenir, le code de Parcoursup, ce qui a attiré des dizaines de milliers de personnes sur Framagit. Et Luc a dû intervenir le lundi de Pentecôte pour s’assurer que tout continuait de fonctionner, parce qu’ils avaient fait cette annonce, et pour l’anecdote dans l’anecdote, en fait, ils ont fait l’annonce alors que les équipes techniques de Parcoursup n’avaient pas encore rendu le dépôt public. Le code était bien disponible, nous, on pouvait y avoir accès, mais les personnes lambda n’y avaient pas accès parce qu’ils n’avaient pas rendu le dépôt public.

Et donc, voilà, je pense que ces deux anecdotes montrent à la fois l’indigence parfois de certains ministères. Leur façon de fonctionner, qui est de dire « on remplace des services publics par des services privés », ou bien les problématiques de communication qui sont quand même assez gravissimes selon moi.

Pierre-Yves Gosset

Parce que le code de Parcoursup, forcément, tout le monde se demandait comment marchait cette boîte noire qu’est Parcoursup. Et donc, c’est très bien qu’ils aient publié le code, et les équipes techniques qui ont développé ce code ont fait de leur mieux. Vraiment, je leur tire mon chapeau.

Mais l’idée que la communication politique derrière soit « Non mais regardez, non seulement c’est libre, mais on l’a publié chez les gens bien de chez Framasoft », c’était vraiment une façon de nous utiliser comme caution pour dire « Regardez, ça ne peut pas être mal vu puisque c’est publié chez Framasoft ».

Pierre-Yves Gosset

Et c’est aussi parce que, et là je pense que quelqu’un comme Bastien Guerry à la DINUM pourrait en parler, mais à quel point c’est difficile parfois de mettre en place une forge logicielle au sein d’un service public. Et donc, puisqu’ils n’avaient pas de forge, ils se sont dit, « On ne va pas la mettre chez Microsoft, on n’a qu’à la mettre chez ces pécores de Framasoft. »

Pourquoi et comment Framasoft ferme des services ?

Walid : là, on a parlé pas mal d’ouverture de service. Vous avez parlé à un moment de fermeture de service. Pourquoi vous décidez de fermer des services ? Qu’est-ce que vous dites aux gens quand ça ferme ?

Christophe : Pouhiou et pyg vont t’expliquer ça mieux que moi. Le fait de fermer des services, ou du moins de ne pas accepter de personnes supplémentaires, d’utilisateurs supplémentaires, c’est un message. D’abord, c’est un message qui consiste à dire qu’on veut d’abord s’aimer. Ce n’est pas notre ADN que de croître, mais plutôt de nous développer. Ça, c’est l’aspect que j’ai retenu moi en tant que non-tech, si tu veux. Le point qui était difficile là-dedans, c’était de faire passer le message. Parce qu’on a grandi, si tu veux, on a grandi en termes de maturité. Tout à l’heure, on parlait de YunoHost, cette petite distribution qui permet d’installer des services comme ça sur un serveur web, ou ne serait-ce qu’installer… Mais bon, installer Framadate, comme le disait Pouhiou, dès l’instant que tu commences à parler code, tu as perdu 90 % des gens. Et pourquoi ? Parce que tout simplement, ça n’intéresse pas forcément tout le monde de le faire ça. Moi, quand je parlais de service libre, je parle à des utilisateurs, et même si tout le monde est d’accord sur les grands principes, tout le monde n’est pas prêt à passer du temps. D’ailleurs, on n’a pas forcément le temps de le faire et le loisir de le faire. Et c’est bien là-dessus que jouent justement les GAFAM, c’est-à-dire qu’on fait du service tout-en-main, clé-en-main, depuis les débuts de l’informatique. De toute façon, la notion d’utilité de l’ordinateur, c’est ça, c’est du service.

Pouhiou : je me permets de rebondir sur ce que tu dis, Christophe, parce que c’est typiquement ça qui, pour moi, a été aussi une force. Donc, je rappelle, Dégooglisons Internet, les 30 services, c’est octobre 2014, octobre 2017. On remonte de quelques mois, mai-juin 2017, on commence à se dire qu’est-ce qu’on va faire ensuite. Du coup, plein d’envie au sein de l’association, plein de projets déjà à commencer, etc. Et surtout, une double réalisation, c’est que d’une part, le problème, ce n’est pas Google, le problème, ce n’est pas les GAFAM, le problème, ce n’est pas les GAFAM NATU BATX, donc je pourrais te faire tous les trucs, mais voilà, tous ces genres du web. Le problème, c’est le système qui les engendre. Et donc ce système qui a un nom, capitalisme de surveillance. Et donc, on commence à arriver là-dessus, à arriver à ce problème systémique, et où on se dit, du coup, première chose, il va falloir accompagner tout un tas de personnes dans les communautés libristes, qui avaient une vision très très simple de Microsoft c’est le mal, ou Google c’est le mal, etc., d’accompagner, de dire en fait, ok, mais c’est pas juste le mal, le bien, ou utiliser du libre ou du propriétaire, ou du privateur, c’est pas juste ça la question, la question c’est quel est le choix de société dans lequel on veut vivre, et donc quel numérique ? on fait dans cette société, et quel numérique produit cette société. Et donc, on s’est dit, il va falloir accompagner les personnes. Et accompagner le libriste là-dessus, parce qu’il y en a beaucoup qui s’étaient arrêtés à juste la binarité privateur-libre. Et de l’autre côté, tout un tas de publics que l’on rencontre, dont on se rend compte, justement, que nos arguments habituels, « ça c’est privateur, ça c’est libre : ok, je comprends, mais en fait, je m’en fous un peu ». Par contre, quand tu commences à leur parler systémique, c’est des personnes qui comprennent. Parce que quand elles font partie de la militance féministe, de la militance queer, de la militance écolo, de la militance… Je peux t’en faire plein. Quand ce sont des personnes qui ont travaillé sur les systèmes de santé, sur l’éducation nationale, sur les handicaps, le validisme, ces personnes pensent en termes de système et voient les problématiques systémiques.

Et ce sont des personnes qui, du coup, vont être sensibles à d’autres arguments et à un truc tout bête. À l’époque où l’on sort Framatalk, l’outil de visio, c’est Skype, de Microsoft, Zoom n’existe pas encore. Et le truc c’est que Skype était devenu un enfer sur terre. Il fallait l’installer, ça marchait pas, il fallait se connecter à son compte, ça marchait jamais. Bref, c’est devenu un enfer sur terre. On sort Framatalk, l’argument c’est pas c’est libre et ça te respecte, ça c’est le deuxième argument, mais le premier argument qui l’a fait adopter par des milliers de personnes c’est : « t’as rien à faire ». Tu vas sur FravaTalk, tu choisis le nom de ton salon, ça te donne une adresse web, tu donnes cette adresse web à ta grand-mère, elle la met dans son ordinateur, son navigateur lui dit Je peux utiliser ton micro ? Elle dit Oui Je peux utiliser ta caméra ? Elle dit Oui C’est bon, tu connectes. Et ça, par rapport à Skype, c’était un miracle.

Et t’as plein de gens qui adoraient. Et donc, quand tu commences à dire « mais en fait, on propose un numérique qui te fout la paix ». On propose un numérique qui n’essaie pas de t’enfermer dans notre système avec un compte. On propose un numérique qui est plus simple. plus dénué. Ça commence à parler à plein de gens. Et donc, il y a cette pensée systémique qui commence à arriver et c’est là qu’on lance toute cette campagne Contributopia qui a été de dire on va accompagner le monde du libre et le monde des militants à faire des liens entre eux, puisque les liens sont pour nous évidents, vu qu’on a un pied dans les deux. Et donc, du coup, il faut faire des ponts entre ces deux mondes-là. Et donc, c’est comme ça, pour moi, vraiment, qu’on a commencé cette avancée, justement, plus politique, plus systémique. et qui a permis encore plus d’ouvrir les services et le grand public.

Pouhiou Noénaute

Walid : donc, quand vous décidez de fermer un service, ça veut dire que vous, vous dites « on n’accepte plus de personnes ou alors on va arrêter ce service, mais allez voir un des chatons ou allez voir d’autres gens qui peuvent faire l’hébergement pour continuer à avoir ce service ».

Pouhiou : aujourd’hui encore, tu vas sur Framabin, qui est donc un outil pour écrire du code ou des choses et partager des mots de passe, c’est chiffré, un petit outil de texte. Framabin, nous, on n’en héberge plus. Mais tu vas sur framabin.org, tu auras… « attention ça n’existe plus mais vous pouvez trouver le même service ici, ici, ici et là chez des gens de confiance » en général issus du collectif CHATONS. Et donc l’idée ça a été de dire comment est-ce que nous vu qu’on a de nouvelles ambitions, une nouvelle campagne des nouveaux projets, on peut à la fois se délester de certains projets parce que c’est bon l’essaimage a réussi ou parce que le projet ne marche pas, il y a eu des fois aussi où en fait il y avait 100 personnes qui utilisaient le truc, enfin voilà… Bon, ça ne marche pas, on arrête, à un moment donné, c’est OK. Et donc, vraiment, ça a été ça de dire, mais en fait, des services, un, ne sont pas éternels, et deux, on peut aussi être une porte d’entrée, mais qui te fait rebondir chez d’autres personnes.

Le passage de relai sur Mobilizon

Walid : quand un service, vous décidez de ne plus l’héberger, mais qu’il continue, qui continue le développement de ton service. Je parle de ça parce qu’il y a un exemple qui me… que je suis d’assez près, qui m’intéresse pas mal, c’est le cas de Mobilizon, où finalement, globalement, vous avez laissé la main au développement de ce logiciel. Et j’aimerais bien que vous expliquiez un peu comment on arrive à ça, pourquoi et comment.

Pierre-Yves : Mobilizon, c’est différent. Oui, Mobilizon, c’est différent, parce que là, c’est nous qui développions le service. Mobilizon,

Walid : c’était pas dans Dégooglisons Internet, c’était à côté, en fait.

Pierre-Yves : C’était en plus à côté. Là aussi, tu as des questions d’alignement de planètes, alors qu’elles peuvent être heureuses ou malheureuses.

C’est qu’il y a une croyance qu’on a de tout temps essayé de défaire, c’est que Framasoft est une association de développeurs. Nous ne sommes pas une association de développeurs et de développeuses. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des développeurs et des développeuses dans Framasoft, que ce soit dans l’équipe salariée ou dans l’équipe bénévole, mais ça n’est pas l’objet.

Pierre-Yves Gosset

Mobilizon a été développé par Thomas.

Walid : attends, rappelons ce qu’est Mobilizon.

Pierre-Yves : tout à fait, c’est un service fédéré, un service libre et fédéré, qui permet de partager des événements. L’idée, c’était d’avoir une alternative aux événements Facebook ou à d’autres plateformes de ce type-là. Pour expliquer pourquoi Mobilizon s’arrête, il faut expliquer pourquoi on lance Mobilizon. Pourquoi on lance Mobilizon ? Parce que d’abord, il n’y a pas d’alternative aux événements Facebook. Donc, quand tu veux faire ton anniversaire et que tu veux le partager sur les réseaux sociaux, tu vas où ? En fait, tu vas chez Facebook. Parce que si tu l’annonces sur Twitter ou sur Mastodon, ça ne marche pas très bien pour savoir combien de personnes vont venir, etc. Donc, il y a vraiment cette ambition-là de dire : « créons une plateforme décentralisée pour la gestion d’événements ». C’est aussi le moment où on se dit… il faut parier sur une technologie qui est ActivityPub. ActivityPub, qui est une technologie qui permet d’avoir un seul logiciel qui est capable de se connecter à d’autres logiciels. Et ça pour nous, c’était vraiment quelque chose d’hyper important dans la logique de Dégooglisons Internet. C’était l’idée de dire, en fait, plutôt que chacun ait son instance de micro-blogging qui s’appellerait Mastodon. En fait, Mastodon, ce qui est bien, c’est qu’on peut les connecter les uns aux autres. Et donc toi, tu peux être chez mastodon.social, moi je peux être chez Framapiaf, Pouhiou peut être chez piaille.fr, etc. Et donc le fait de pouvoir se parler. Et donc on décide de se lancer dans le développement de Mobilizon aussi parce qu’on a une certaine expérience, grâce à Peertube, autour de la question des logiciels décentralisés et fédérés. Et on lance le logiciel avec comme objectif de se dire, « ok, en fait, ce qu’on veut c’est pouvoir partager des événements de façon fédérée ».

Et ça dure, je crois, 4 ans entre le moment où on annonce le logiciel et le moment où on l’arrête. Et au bout de 4-5 ans, nous, on estime que ce logiciel, d’une part, il atteint une maturité qui est suffisante. Alors après, on peut toujours l’améliorer. Mais derrière cette maturité suffisante, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’en fait, tu as une personne quand même qui développe en permanence derrière. Donc là, il faut déconstruire un autre mythe qui est plutôt côté communauté du libre. C’est qu’il suffit que le logiciel soit libre pour qu’il y ait des contributions dessus. C’est beaucoup plus complexe que ça.

Pierre-Yves Gosset

Il y a des façons de faciliter la contribution, mais ça ne vient pas magiquement. Donc ça, on a pas mal d’expériences, notamment via Contributopia, où on se dit, en fait, Framasoft n’est peut-être pas la meilleure association pour laquelle venir contribuer sur nos projets, parce qu’on va vite et parce qu’on a beau avoir cette culture libriste, on n’est pas forcément bon dans l’accueil de la contribution. Et donc, lié à ça, vient le point que Thomas, qui est le développeur de Mobilizon, est concentré, on va dire, à l’époque, à 70 % peut-être de son temps de travail sur Mobilizon, mais il y a l’autre projet, Framaspace, qui arrive, et du coup, il faut lui libérer du temps de travail. Et donc, on se dit, mais nous, on n’est plus en capacité de développer ce logiciel avec la même force de frappe qu’avant, et donc, encore une fois, quand tu as un projet, tu as des contraintes. Et donc, nous, notre contrainte, c’est que la personne qui développe Mobilizon, depuis 5 ans, elle dit, « ben moi, je tire un peu la langue. J’aimerais bien aussi faire d’autres choses. Là, vous me demandez de travailler sur du Nextcloud, je vais avoir moins de temps ». Et c’est le moment où il y a un collectif et une association qui s’appelle Keskonfai ? Enfin, l’association s’appelle Kaihuri, mais le projet s’appelle Qu’est-ce qu’on fait derrière ? Et qui nous contacte en disant, mais nous, on aurait tel, tel et tel besoin sur Mobilizon. On a un développeur en interne, mais du coup, on n’a pas beaucoup de temps, puis on n’a pas beaucoup d’argent. Est-ce que vous pourriez rajouter telle et telle fonctionnalité ? Et nous, on est là, mais en fait, juste, on n’a pas le temps. Concrètement, encore aujourd’hui, Pouhiou pourra te le confirmer, on a du travail jusqu’à fin 2026. Donc, ce n’est pas possible de se dire, ah bah tiens, oui, bien sûr, on attend que les gens viennent nous dire qu’est-ce qu’il faudrait qu’on rajoute. Et donc, on décide à ce moment-là de dire, en fait, il faut transmettre le code de Mobilizon. Donc, on décide de le transmettre à la communauté et notamment au projet Keskonfai. Et nous, ça nous convient très bien. S’ils ont des besoins pour aller plus loin avec ce logiciel, nous, on a montré ce qu’on voulait faire. On positionne Framasoft, encore une fois, aussi comme association de préfiguration, c’est-à-dire une association qui fait des choses pour montrer que c’est possible, mais on n’a pas trop de scrupules ou de vergogne à se dire, en fait, une fois que ce projet a atteint une certaine maturité, il faut qu’on soit capable de le laisser se composter. Voilà, la compostabilité logicielle, ça existe. Et on dit, bon, ok, en fait, on a fait ce qu’on avait à faire avec. Et sur ce compost de Mobilizon naîtront, on l’espère, d’autres projets à l’avenir.

Pouhiou : et juste pour préciser, ce n’est pas parce que nous ne développons plus le logiciel Mobilizon que nous avons arrêté le service en ligne Mobilizon.fr. On continue de le maintenir et vous pouvez vous créer un compte, créer votre groupe, vos événements, etc. sur Mobilizon.fr.

Christophe : ça, Mobilizon, c’est le parfait exemple de création de commun. Non seulement, on a compris qu’en fait, il y avait des autres enjeux que le libre. Être libre, ça ne suffit pas aujourd’hui. Être libre, ça ne suffit pas. Il y a d’autres enjeux systémiques, comme disait Pouhiou. Et ces enjeux systémiques, ils croisent à la fois la capacité de la population à s’emparer d’un logiciel libre, se l’approprier et le développer en fonction des besoins. Et il n’y a pas que nous qui puissions déterminer quels sont les besoins, premièrement. Et deuxièmement, ça s’inscrit dans la possibilité pour nous de proposer des services dont le discours d’emballage permet de toucher des problématiques qui sont bien au-delà du seul usage du logiciel libre, de la convivialité du logiciel, mais aussi de ses enjeux, je pense notamment aux IA maintenant, des enjeux écologiques, carrément. Donc voilà.

Où en est-on de Dégooglisons Internet en fin 2024 ?

Walid : ce que j’aimerais qu’on fasse là, c’est qu’on est fin 2024. Où est-ce que vous en êtes avec Dégooglisons Internet, en fait ? Qu’est-ce qui a marché ? Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Quel est votre sentiment là-dessus ?

Pouhiou : je pense qu’un premier truc qui a marché pour moi, c’est ce dont tu parlais tout à l’heure Christophe, la préfiguration, montrer que c’est possible. Pardon, pyg que tu en parlais, mais c’est vrai que Christophe en parle souvent aussi. Et donc notamment, l’impact que ça peut avoir et qu’on découvre, qu’on a découvert tout au long, l’impact que ça peut avoir de juste faire des choses et de les montrer au grand public. En 2014, Google est mon ami, alors que ça fait un an ou plus qu’Edward Snowden a fait ses révélations. Google est mon ami et tout ça. Et dès 2017, ça a commencé à changer. On parlait des GAFA, les médias parlaient des GAFA. Et je pense qu’on n’a pas été pour rien sur le fait de parler des GAFAM. Et rajouter le M de Microsoft, qui était oublié. Donc au niveau culturel, on a parlé tout à l’heure du fait de pouvoir montrer que si les ministères aujourd’hui n’utilisent pas des outils numériques alternatifs ou d’autres institutions, c’est plutôt un manque de volonté politique et de moyens mis là-dedans. Je pense qu’on a eu cette part là-dedans, le fait de montrer aussi à tout un tas d’autres communautés hors de celles des libristes que les valeurs qu’on a sur le partage, l’autonomie, l’indépendance, l’entraide, etc., la solidarité. En fait, ce sont des valeurs qui sont déjà partagées et qu’il y a plein d’autres communautés aujourd’hui qui peuvent avoir des outils numériques en collaboration avec leurs valeurs. Et pour moi, tout ça, ce sont des réussites aujourd’hui. Et puis, mine de rien, alors attention, les chiffres que je vais sortir sortent de l’Institut du Doigt Mouillé, d’ailleurs la chaire du professeur Lalouche.

Walid : comme d’habitude.

Pouhiou : Voilà, parce qu’on ne piste pas les personnes. Donc, on ne peut pas savoir exactement, mais on sait le nombre de visites. On estime aujourd’hui que notre petite association loi 1901, sert 2 millions de personnes chaque mois. Et c’est un truc pour nous qui est limite difficile à se figurer. Nous, on est derrière en coulisses, on sait comment la saucisse est faite. On connaît l’aspect bidouille et les anecdotes. Et en fait, il y a 2 millions de personnes qui changent un tout petit bout de leurs habitudes numériques grâce à notre petit asso. Et ça, pour moi, ça fait partie des belles choses.

Pierre-Yves : je rebondis juste là-dessus pour dire qu’effectivement, pour moi, ce qu’on a réussi à apporter, en plus de tout ce que disait Pouhiou, je suis évidemment d’accord avec toi, on a introduit des pratiques collaboratives numériques qui pouvaient préexister chez Google Docs, etc. Mais par exemple, je vois l’impact qu’a eu Framapad, et pas seulement dans la communauté enseignante, mais dans la communauté associative, etc., avec des gens qui se disent « Ah mais attends, le compte-rendu, on peut le prendre à plusieurs ». C’est quelque chose qui est quand même assez fabuleux. Et effectivement, sur Framapad, tu y vas, tu n’as pas forcément besoin de compte. Tu fais ton compte rendu, tu le récupères, tu l’exportes, etc. Et donc, dans les points positifs, je pense qu’il y a effectivement tout ce côté pratique collaborative numérique qui permet de sortir, encore une fois, de « je suis tout seul derrière mon ordi, mais on va faire des choses à plusieurs ensemble ». Ça, c’est flagrant. Dans ce qui a moins marché, on en parlait un petit peu tout à l’heure autour de Contributopia, mais… il y a un peu la phrase « tout seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin ». Moi, je crois qu’il faut qu’on assume que Framasoft est une association avec laquelle il est parfois difficile de travailler. Non pas parce qu’on ne serait pas gentil, mais parce qu’on va vite. Et encore une fois, si on faisait que du Mobilizon, ça ne poserait pas trop de problèmes. Si on faisait que du Peertube, on pourrait faire les choses différemment. Mais on a fait du Mobilizon, on fait du Peertube. On fait du Framaspace, on fait du Emancipasso, on fait une maison d’édition, on fait des interventions, on accompagne des gens, on fait des MOOC, on a fait des Framakey, etc. Ça a été un peu sans fin. Et du coup, je pense qu’il y a quelque chose sur lequel on a mal su expliquer que Framasoft était un peu une locomotive qui était lancée à pleine vitesse et qu’effectivement, on ne va pas forcément ralentir pour que tu puisses, toi, te raccrocher au wagon quand tu es notamment développeur, etc. Et c’est quelque chose que moi, j’ai entendu comme critique depuis 15 ans ou 20 ans. Aujourd’hui, on a essayé plein de choses, notamment Contributopia, pour essayer de ralentir et de se dire « Ah mais tiens, on va essayer de travailler le côté accompagnement, etc. » Moi, mon point de vue personnel là-dessus, il est de dire « En fait, on va arrêter de se mentir à nous-mêmes, on va vite ». Par contre, notre force et notre principale valeur, c’est que quand on dit… Là, par exemple, on voulait sortir une application libre dont on parlera lors de la campagne. En trois jours, cette application a été développée, une application mobile de transcription de son, etc. Moi, je trouve ça assez fabuleux qu’on ait les ressources pour se dire « Ah bah tiens, en trois jours, on va faire ça ». Ou quand on se dit « Tiens, on va sortir Framaspace en quelques mois avec deux devs, enfin un adminsys et un développeur, on arrive à produire derrière une plateforme qui est capable de déployer 1500 Nextcloud ». Et ça, c’est quand même…

Pouhiou : une ferme de déploiement de Nextcloud, c’est vraiment ça. C’est incroyable, architecturellement.

Christophe : on va vite, mais le monde va vite. Si on en était resté à « il faut installer Linux sur son ordinateur », je suis désolé, mais là, on est passé à la vitesse supérieure, mais le monde aussi est avec nous. Aujourd’hui, ce n’est pas parce que tu utilises des logiciels libres que tu n’es pas surveillé. Ce n’est pas parce que tu utilises des logiciels libres que tu vas échapper à l’IA sur ton ordinateur. Je suis désolé, mais là, il faut dire les choses comme elles sont. Donc, il faut tout de suite s’interroger. Et encore, je trouve que… enfin, je ne suis pas le seul à le trouver, je pense que Pierre-Yves sera d’accord avec moi, on a déjà pris du retard. La communauté libriste a un retard monstrueux par rapport à ce qui se passe actuellement sur les nouveaux usages numériques et notamment tout ce qui tourne autour de…

Pierre-Yves : de l’intelligence artificielle.

Christophe : de l’intelligence artificielle. Et oui, il faut aller vite. Alors, nous, on va vite, parce que d’un autre côté aussi, ça nous amuse un peu. Il faut dire les choses comme elles sont. Si ça ne nous amusait pas, on ne serait pas là. Moi, quand je sors du boulot, je n’ai pas forcément envie de ne pas m’amuser. Ce n’est pas… Et par conséquent, c’est ce qui nous regroupe. Vous parliez de Mobilizon tout à l’heure. C’est un exemple de commun. Alors, il faut faire du commun. Mais en même temps, il faut que ce commun puisse suivre la cadence de ce que eux… ce que j’appelle moi l’offensive technologique, fait de nous et en face de nous. Et ça, peut-être que dans ce cas-là, on pourrait dire, dans un certain sens, que Framasoft s’est donné cette mission-là.

Le monde a changé, le libre a besoin de financements et de moyens

Walid : quand je vous entends parler, ça me fait penser à quelque chose. Moi, j’ai arrêté le libre pendant quelques années quand j’ai co-fondé une boîte. J’avais plein de trucs à faire, j’avais du libre, mais je n’étais plus contributeur ni rien. Et donc, je me suis mis à utiliser des outils propriétaires SaaS. Et en fait, en gros, j’ai découvert plein d’outils et plein de manières de faire auxquelles je ne m’étais absolument jamais confronté avant. Je pense en particulier, j’en parle régulièrement, mais pour moi, ça a été un peu une révélation quand j’ai commencé à utiliser un outil qui s’appelle Notion. Et jamais dans le libre, à l’époque, personne ne m’avait parlé de ce truc-là. Et quand moi, j’en parle sur des salons avec des gens, et je leur dis, « Ouais, mais les outils comme Notion, même t’as Affine, Outline, tous ces trucs-là » et les gens, genre, ils n’ont jamais essayé, ils ne connaissent pas. Et moi, à chaque fois, je leur dis, mais « Les gars, il faut arrêter. Tu vois, ta vieille interface, les gens ne veulent plus utiliser ce truc-là ». Et en fait, si tu n’utilises pas de service propriétaire et que tu ne vois pas les avantages de ce truc-là, en fait, c’est vachement dur pour toi de comprendre que le monde, il a changé. Et ça, c’est vraiment un truc, comment dire, moi, au boulot, on utilise plein d’outils propriétaires. Je ne veux pas dire que ça ne me pose pas de problème, mais bon, voilà, à côté, je fais d’autres trucs dans le libre. Mais en fait, c’est le fait d’utiliser ces outils que tu comprends les usages et que tu comprends pourquoi certains trucs manquent en libre. On en parlait tout à l’heure avant avec Pierre-Yves. La plateforme que j’utilise pour enregistrer, elle n’est pas libre. Et je n’en connais pas forcément qui font exactement la même chose. Mais sauf qu’en fait, si tu ne l’as jamais utilisé, tu ne sais pas que cette plateforme est super et qu’il n’y a pas d’équivalent libre.

Pouhiou : c’est pour moi un truc qui montre aussi, en tout cas dans l’expérience de Framasoft, quelque chose qui tient à la fois de la réussite et de l’échec, pour moi. C’est-à-dire qu’à la fois, justement, cette méthode d’aller vite et de penser systémique nous a permis de continuer à proposer des choses qui, a priori, sont pertinentes vu qu’elles touchent un public. Et notamment aussi en se questionnant sur… qu’est-ce qui, dans le modèle des géants du web, dans le modèle du capitalisme de surveillance, les enferme et que nous, on est libre de faire ? Qu’est-ce qu’on peut apporter que eux ne peuvent pas apporter ? Il y a tout un tas de choses, mais purement dans les fonctionnalités, dans le logiciel, etc., qui justement n’enferment pas les utilisateurs, qui préservent leur attention, etc., que nous, on peut se permettre et qu’eux ne peuvent pas se permettre. Ça, c’est intéressant. L’autre chose qui tient de la réussite et de l’échec, c’est aussi cette question du financement. C’est que Framasoft vit des dons des particuliers. Ça nous motive régulièrement à rendre compte, à demander des sous, etc. Derrière, c’est aussi un travail qui est non négligeable.

Walid : un sacré travail.

Pouhiou : mais derrière, ça nous offre une grande indépendance. Le problème, c’est que ça peut donner une fausse image. Je veux dire, on a été comparé à, je ne sais plus c’était quoi, CozyCloud et HelloAsso, qui sont des grandes entreprises avec des dizaines de salariés, avec des millions de bénéfices chaque année. Par rapport à notre asso, c’est rien du tout. Ce n’est pas comparable.

Et donc, il y a ce problème du financement où si tu veux, à un moment donné, faire des belles interfaces, faire des trucs pertinents, rendre service, ne pas exploiter les gens, en fait, il faut de la thune. Ça coûte des sous, tout ça. Et le problème, c’est qu’aujourd’hui, on voit bien, Framasoft, ça a toujours été financé, finalement, avec le budget trombone de n’importe quelle entreprise informatique française. Et on est parmi les plus chanceux dans le monde du libre au niveau des finances, parmi les plus privilégiés. Donc là, pour moi, il y a un problème qui est assez énorme, c’est de dire, très bien, on veut une informatique autre, qui soit à la fois belle, confortable, pratique, respectueuse, etc. D’accord, mais comment on trouve la thune ?

Pouhiou Noénaute

Ça, pour moi, ce problème-là n’est pas résolu. Mais ce n’est pas pour Framasoft qu’il résoudra. On fait ce qu’on peut de l’autre côté.

Walid : le financement, c’est un problème central. Moi, je mettais en avant le fait que si je prends, je ne suis pas Mobilizon, il y a tellement de gens qui ont utilisé les événements Facebook que tout le monde voit bien. Mais il y a plein de trucs professionnels où si tu n’as pas utilisé ces services-là, c’est mort. Tu ne peux même pas imaginer que ça existe et tu ne peux pas comprendre à quel point ça rend service aux gens et à quel point tu es passé à côté complètement de tous ces trucs.

Pouhiou : donc ça, il faut payer les chefs de projet. Il faut aller chercher des gens qui vont tester des trucs propriétaires, qui vont chercher des designers, qui font des enquêtes UX.

Walid : bien sûr, mais ce que je veux dire, c’est que je ne parle pas forcément de vous. Je parle des projets libres qui sont concurrents à ces outils-là et qui n’ont pas vu que ces outils sont arrivés et qu’ils ont changé la donne.

Pouhiou : je suis d’accord avec toi. Et c’est justement ce que je dis, c’est qu’il y a le côté, à la fois, Framasoft a réussi à se financer, même si ça reste indigent, mais dans le milieu du libre, on tire notre épingle du jeu. Dans le libre associatif, je ne parle pas du libre entrepreneurial, mais c’est un arbre qui cache toute la forêt de personnes qui n’arrivent pas à se financer. Et là, il y a eu les projets Next Generation Internet, qui aujourd’hui sont potentiellement en danger, mais qui ont vraiment aidé énormément. Et pour moi, là, il y a vraiment tous les communs aujourd’hui que si on arrivait à les financer… Donc, je te parle de designers (NDLR voir l’épisode avec Maïwann), je te parle de chef de projet, mais pareil aussi des médiateur.ices au numérique (NDLR : voir l’épisode avec Audric). On a besoin énormément de personnes pour accompagner les gens à émanciper leur pratique numérique. Ça, aujourd’hui, c’est un besoin énorme. Et en fait, tous ces besoins-là de financement, aujourd’hui, ils ne peuvent pas être couverts par la solidarité et l’appel aux dons.

Comment Framasoft a essaimé

Walid : on est d’accord. La question suivante que je voudrais vous poser, c’est qu’est-ce que vous avez essaimé de tout ça ? Qu’est-ce que vous savez qui est né à partir de ce que vous, vous avez créé ? Ce n’est pas une question facile.

Pierre-Yves : ce n’est pas du tout… Ce n’est pas une question difficile. C’est une question qui… C’est compliqué de dérouler parce que Framasoft, c’est complètement multi-projet. Et donc, je peux te dire que des Framakey, par exemple, qui est un projet, certes, aujourd’hui, décédé de Framasoft, en tout cas, un logiciel libre ne meurt pas, donc il n’est pas décédé, il est remis au tiroir aujourd’hui. ça a fait des Framakey pour les personnes dyslexiques, il y a eu des Framakey avec Ubuntu, il y a eu des Framakey qui ont été reprises par une association d’éducation populaire qui s’appelle les CEMEA et une boîte qui s’appelle CozyCloud pour faire des Framakey pour des personnes en précarité. Ça, c’est un exemple de comment est-ce qu’un projet libre peut de nouveau être compostable. Maintenant, moi, la chose dont je suis le plus fier à titre perso en tant qu’essaimage, c’est que, je le disais dans l’épisode 1, moi, je me considère militant associatif plus que militant libriste. Le libre, c’est super, j’adore, c’est ma compétence aussi, donc youpi. Mais ma militance, elle est politique et elle est associative avant tout. Parce que je pense que le monde associatif est la seule chose qui arrive à tenir à distance le bulldozer néolibéraliste derrière. Et ce dont moi je suis le plus fier, c’est que Framasoft ait pu inspirer des gens pour créer des associations derrière. Je pense notamment chez les CHATONS, il y a plusieurs dizaines de chatons que j’ai pu rencontrer qui m’ont dit « mais si vous n’aviez pas ouvert la voie, on n’y serait pas allé ». Et donc moi je me dis, ok, aujourd’hui, si Framasoft meurt demain, ce n’est pas mon souhait, mais si ça arrive, je ne le vivrai pas si mal que ça, parce qu’on aura inspiré d’autres personnes. Et moi, je trouve ça extrêmement gratifiant. Le fait que nous-mêmes, on se soit inspiré d’autres personnes, parce qu’encore une fois, on s’est nous aussi juché sur les épaules d’autres personnes avant nous. Mais le fait d’avoir montré que c’était possible et d’y aller avec un narratif qui est positif, une illustration, encore une fois, je repense à David Revoy notamment, qui montre que ça peut être quelque chose de joyeux, que ça peut être quelque chose de léger. On a apporté aussi, via une certaine dimension humoristique, de la légèreté dans quelque chose qui n’était pas qu’un combat. Et le fait que d’autres personnes se soient dit « ah, mais en fait, moi aussi, ça, je peux le faire », c’est pour moi la plus grande des réussites de Framasoft ces 20 dernières années.

Christophe :

j’écrivais dans le chat « comment on s’est radicalisé depuis Dégooglisons ». Ce n’est pas tellement qu’on se soit radicalisé, mais en fait, on a compris plein de choses. On a vieilli ensemble, évidemment, parce que Dégooglisons, ce n’était pas hier.

Christophe Masutti

Tout de même, je prends juste un exemple, parce qu’on a parlé des logiciels libres. Le cas de Framabook, par exemple, est assez illustratif de ce discours. On a essayé de monter une maison d’édition, on a fait pas mal de publications, on a fait une maison d’édition.

Pouhiou : une cinquantaine d’ouvrages !

Christophe : fdont ceux de Pouhiou. Lisez-les ! Et donc c’était quoi l’idée ? C’était de pouvoir publier des livres libres. Alors des livres sous licence libre, déjà c’est pas intuitif comme truc. On a dû composer avec le monde de l’édition, c’est-à-dire que c’est quoi les pratiques du monde de l’édition ? C’est de faire des contrats d’auteurs avec la question de « à qui je cède les droits pour pouvoir distribuer mon livre ». Alors on a créé juridiquement des contrats qui sont dits non exclusifs, c’est-à-dire qui permettent à l’auteur de pouvoir aller voir une autre maison d’édition s’il en a envie pour publier son ouvrage en plus de notre version à nous, Framabook. Et puis on s’est dit, mais en fait, oui, bon, alors on vend les livres en format papier. Déjà, on arrivait à un taux qui était rarement vu dans l’édition, c’est-à-dire qu’on arrivait à rémunérer à 8 % de la vente papier chaque auteur. Il n’y a pas un seul auteur qui a gagné plus de 500 euros chez nous. Ça se serait su.

Pouhiou : oui, mais on a tous vendu plus de bouquins que Christine Boutin. Et ça, c’est une fierté.

Christophe : oui. Et puis, on avait aussi une distribution qui était quand même assez importante. Je veux dire, il y a quand même pas mal de bouquins qui sont partis. On n’a pas fait toutes les stats, évidemment, possibles. Mais enfin, il y a quand même eu pas mal de téléchargements.

Donc, c’était pas mal pour ça. Mais ça ne suffisait pas parce qu’on était encore prisonniers du modèle capitaliste. C’est-à-dire, le modèle capitaliste, c’est celui de dire « il faut rentabiliser l’œuvre ». Alors, on a pris, avec des livres en commun, ces deux dernières années, on a pris carrément le contre-pied. On s’est dit, bon, alors, fuck le capitalisme. On va proposer un système qui n’est absolument pas celui de rentabiliser une œuvre, qui est, au contraire, de publier directement dans les communs. Et alors, comment on fait pour payer l’auteur ? Eh bien, on va le payer en amont, c’est-à-dire avant même qu’il écrive la première ligne de l’œuvre, c’est-à-dire qu’il vient avec un projet, et c’est ce projet qu’il nous présente évidemment, et on établit un contrat sur la base du projet, pas sur la base de l’œuvre. Et l’œuvre, elle est faite collectivement, c’est-à-dire que, bon, évidemment, l’auteur crée l’œuvre, mais l’œuvre, elle est accompagnée, et elle est d’emblée un commun, elle devient un commun.

Christophe Masutti

Entre parenthèses, quand on dit que, par exemple, on met 5 000 euros sur la table, on l’aime vraiment et trouve-moi un auteur qui gagne 5 000 euros à moins de s’appeler Jean d’Ormesson ou publié chez Gallimard, il n’y a pas… Voilà, il est là le truc, c’est que c’est le modèle qu’il faut changer. C’est pour ça qu’on parle de modèle anti-capitaliste.

Pouhiou : et je pense que ça reprend un peu ce que vous dites tous les deux Christophe et pyg, ce qu’on a essaimé pour moi et qui est important et vraiment culturel et politique, c’est à dire que quand je vois dans plein de milieux, le fait de dire « non mais attends », ou des jeunes, entre guillemets, parce que maintenant à 40 balais, je peux dire des jeunes, qui arrivent et qui disent « non mais attends, on va pas utiliser ce truc-là, j’ai un Framachin qui peut t’aider », ou des gens qui disent « ça a été dans mon AMAP ». Ah mais tu fais partie de Framasoft ? « Ah mais trop bien, on utilise vos… je sais pas, Framapad, Framadate ça rentre au service » alors qu’on se connaît pas. Pour moi, il y a quelque chose de gagné, de se dire « tiens, il y a des personnes qui ont trouvé un coin d’Internet qui leur correspond ». Quand tu parles aussi de proposer un paysage positif, il faut se rendre compte que depuis 2014, on bosse comme des malades pour ne pas dire « on vous présente Framatalk, et pourquoi est-ce qu’on vous recommande d’utiliser Framatalk ? Parce que ça n’est pas Skype, et que Skype c’est des méchants, ils vous font ça, ils vous font ça, ils vous font ça. » Ce ne sont pas les arguments qu’on propose.

Et tenir un discours positif, c’est un vrai travail. Et ça marche. Le travail qu’on fait avec les illustrations de David Revoy, tu ne verras jamais dans les illustrations qu’on fait avec David Revoy des écrans d’ordinateur, du vert Matrix, des terminaux, etc., parce qu’à chaque fois, on ne montre pas l’outil, mais on montre l’usage. En quoi est-ce que l’outil, il te sert ? Qu’est-ce que ça te fait à toi en tant qu’humain, en tant que société, en tant que groupe ?

Pouhiou Noénaute

Et pour moi, c’est vraiment… Du coup, j’ai du mal à répondre. En quoi est-ce qu’on a essaimé ? Parce que je n’aurais jamais l’orgueil d’estimer que Framasoft est responsable ou à l’origine de ça. Mais quand je vois aujourd’hui toute la conscience qu’il y a eu autour du capitalisme de surveillance, la prise de conscience qu’il y a eu justement sur une pensée plus systémique que Ubuntu ou Linux… ah pardon, Windows ou Linux, je suis fatigué. Quand je vois tout un tas de personnes qui disent « mais en fait, on peut militer et déconner en même temps » en sortant un truc potache, comme on l’a fait plein de 1er avril, on a plein de trucs du 1er avril, et le dernier 1er avril qu’on avait sorti était génial pour se moquer du contrat d’engagement républicain qui est imposé par l’État aux associations qui veulent toucher les subventions. On a fait le contrat d’engagement framasoftien et avant chaque service, tu devais t’engager à un contrat complètement dithyrambique, ubuesque et ridicule. Ben voilà, c’est de la déconne et c’est de la militance. Pour moi, tout ça percole culturellement et j’en suis plutôt fier.

Framasoft et l’engagement politique

Walid : je ne peux pas ne pas finir sans poser cette question dont j’ai parlé de manière informelle avec Pierre-Yves. C’est la partie engagement politique. La partie aller porter et aller faire du lobby auprès des institutions, cest pas vous qui la faites. C’est l’APRIL, c’est la Quadrature, etc. Vous, vous apportez des services, un univers, etc. Donc vous militez de votre manière, mais vous, vous n’allez pas voir le politique. Et ça, j’aimerais bien que vous expliquiez.

Pierre-Yves : je vais piquer une phrase que m’avait soufflée Calimaq, quelqu’un qui travaille sur la question des communs et du droit. Pour moi, il y avait vraiment la question des globules blancs et des globules rouges. Et les deux sont indispensables dans ton organisme. Si tu n’as pas de globules blancs, tu tombes malade. Si tu n’as pas de globules rouges, tu n’as pas d’oxygène dans ton corps. Il y a des gens qui arrivent à faire les deux, tant mieux. Moi, personnellement, j’ai toujours vu Framasoft faire partie des globules rouges. C’est-à-dire que nous, notre boulot, il est d’apporter de l’oxygène. On a besoin de globules blancs qui, eux, par contre, vont défendre le corps contre les agressions extérieures. Et je pense que cette métaphore marche assez bien. C’est-à-dire qu’on reconnaît ce travail absolument indispensable que font l’APRIL ou la Quadrature. Dans les gens qui font globules blancs et globules rouges, je pense à Wikimedia France, par exemple. C’est une asso qui, à la fois, va faire du lobbying, mais surtout entretient et propose une encyclopédie qui sert littéralement à des milliards de personnes.

Et donc nous, notre positionnement, il est de dire en fait, faisons avec qui nous sommes. Et quand tu échanges avec Pouhiou, Christophe ou avec moi, et ce sera la même chose avec la plupart des membres de Framasoft, tu vois bien qu’on est plutôt des globules rouges. On n’est pas forcément des gens qui sont extrêmement tankés sur la question de comment est-ce qu’on va aller lutter contre un projet de loi, etc. On est plutôt bon, Christophe parlait de Team chauve, pour produire de la réflexion intellectuelle qui va ensuite être synthétisée, reformulée, etc. par d’autres personnes. Mais c’est notre capacité de globule rouge que je pense qu’il faut conserver.

Pierre-Yves Gosset

Et encore une fois, j’utilise souvent la phrase « il faut agir là où on se sent fort ». C’est-à-dire que d’un point de vue politique, le fait d’agir là où on se sent fort, c’est-à-dire, encore une fois, pas du côté développement, mais plutôt du côté proposition de service et outillage de ce que nous, on appelle la société de contribution, le fait de savoir outiller cette société de contribution est un acte politique fort. Évidemment, on a besoin des globules blancs, mais nous ne sommes pas des globules blancs, et il ne faudrait surtout pas qu’on fasse semblant d’en être. Et c’est pour ça que souvent, quand on vient nous solliciter en disant « oui, est-ce que vous voulez signer cette pétition ? Est-ce que vous voulez participer à notre marche ? », notre réponse, « bah en fait non », parce que passer du temps là-dessus, ce n’est pas passer du temps sur notre travail de globules rouges.

Christophe: on est une asso qui propose, c’est-à-dire, c’est ce que disait exactement Pouhiou à l’instant, le message est positif. Et je pense que s’il y a aussi un autre truc qu’on a essaimé, c’est peut-être aussi celui-là, c’est de dire que ça ne sert à rien de culpabiliser les gens parce qu’ils utilisent des logiciels privateurs. Ça ne sert strictement à rien. Par contre, ce qu’il sert, c’est effectivement d’être dans la proposition et de montrer que ce modèle-là, il fonctionne. Je suis admiratif, vraiment, par les assos qui font du militantisme et du lobbying auprès des institutions publiques, par exemple, parce qu’elles vont se heurter la plupart du temps à d’immenses déceptions. Et puis, à partir de là, elles recommencent, elles n’abandonnent pas. Tu vas de la Ligue des droits de l’Homme à, par exemple, la Quadrature du Net. Pour moi, c’est les mêmes énergies. Donc, c’est vraiment très difficile. Nous, on n’a pas choisi cette voie parce que, d’une part, il y en a déjà qui le font. Et puis, d’autre part, ce n’est pas notre envie. Notre envie, c’est vraiment de proposer des choses et de, comme on disait tout à l’heure, de préfigurer le monde numérique qu’on veut demain. Et en le préfigurant, on montre que ça peut se faire.

Pouhiou : et là où c’est intéressant, c’est que du coup, on n’est ni en concurrence ni en exclusion. C’est-à-dire qu’on n’a jamais voulu céder au discours, et dans certains milieux militants, il peut y avoir ça, de « non, mais ça ne sert à rien de proposer des alternatives, ce qu’il faut, c’est combattre les méchants et tout détruire ou l’inverse ». En fait, pour nous, les deux sont complémentaires, et du coup, on n’a jamais non plus fermé la porte à nos amis de la Quadrature, de l’APRIL ou de la Ligue des droits de l’homme ou d’autres. On n’a jamais fermé la porte à celles et ceux qui font du plaidoyer citoyen en disant, mais en fait, « Hello, on ne va pas venir bosser avec vous parce que ce n’est pas notre compétence, ce n’est pas notre qualité. Par contre, les jours où vous avez besoin d’un soutien, on peut donner un petit coup de main, le jour où vous avez besoin d’expertise, on est là, puis nous, on vous suit, on lit votre expertise, on lit votre travail et ça va nous inspirer pour nos propositions ». Et donc, il y a toujours par contre cet échange serein entre ces manières finalement de se compléter vers une même société. Parce que on en revient toujours à la même chose, c’est qu’en fait, les assos qui font du plaidoyer citoyen et les assos ou les collectifs qui font de la proposition, on parle de Framasoft, mais typiquement pour moi, une AMAP, une épicerie autogérée, etc., c’est aussi une asso qui fait une proposition, un jardin partagé, c’est aussi une proposition positive. Et ils ne disent pas qu’ils vont détruire des McDo. Et je ne dis pas que c’est mal de démonter des McDo, ça a servi. Du coup, l’idée, justement, c’est de se dire, en fait, tiens, inspirez-nous les uns des autres, donnons-nous un coup de main quand il faut, mais moi, personnellement, je ne sais pas aller voir les textes de loi, aller voir les ministres, et la fois où j’ai rencontré Mounir Majoubi, ça a donné un sacré carnage. C’était rigolo. Ce n’est pas un carnage, mais c’était rigolo. A priori, il s’en est souvenu, ou son assistante s’en est souvenue. Mais du coup, on ne sait pas faire ça. Et on est à l’aise ailleurs, donc soyons complémentaires.

Le mot de la fin des participants

Walid: je vais vous laisser chacun un dernier mot de la fin. Si vous avez un message à faire passer avant qu’on se quitte. Christophe. Tu veux commencer ?

Christophe: dernier mot, préfiguration. C’est le terme que je chéris le plus, que je trouve moi dans les définitions de David Graeber et compagnie. C’est de dire que si on veut s’approprier un espace numérique qui soit à la fois convivial et émancipateur, il n’y a rien de mieux que d’essayer de le construire hic et nunc, ici et maintenant. Oui, on parle latin, mais Team chauve, désolé.

Pouhiou: moi, j’ai encore des cheveux.

Walid: Bon, Pouhiou, toi, ton mot de la fin ?

Pouhiou: solidarité, du coup.

Pierre-Yves: tu m’as piqué mon mot, salaud.

Pouhiou: je te laisse solidarité. Non, non, vas-y. Mais parce que Framasoft, en 20 ans, n’a fonctionné, Pour moi, ça a été le moteur principal. Ça a été cette question de solidarité et de partage. Et, spoiler alert, cette année, ça a été plus difficile. mais ça a été plus difficile pour toutes les communautés qui bénéficient de la solidarité, etc. Et du coup, là notamment, on va rentrer en campagne de dons pour la fin de l’année pour l’association. On va proposer deux objectifs de dons. Un qui nous permet de juste continuer l’année prochaine et un qui nous permettrait de repartir pour 20 ans, je dis n’importe quoi, mais de refaire de la préfiguration, d’avoir des nouvelles propositions, etc. Mais parce que justement, ces derniers temps, c’est plus difficile. C’est l’inflation pour tout le monde. Et donc voilà, là la question aujourd’hui c’est, on a bénéficié de la solidarité, je pense qu’on apporte notre pierre à la solidarité collective, et aujourd’hui c’est quel rôle vous voulez avoir dans le futur de Framasoft ? Est-ce que Framasoft continue à visibilité ou est-ce que Framasoft innove dans les prochaines années ? C’est un peu maintenant que ça va se jouer, donc je place le site soutenir.framasoft.org si vous voulez nous soutenir.

Pierre-Yves: j’aurais bien pris solidarité mais du coup je vais prendre commun parce que le monde va mal. Pour moi clairement le monde est en feu et que c’est de notre faute à tout le monde, tous et toutes. On a tous notre part de responsabilité là-dedans, mais c’est entre autres la faute d’un système qu’on appelle le capitalisme. Une des réponses possibles qui a été du coup démontrée et sur laquelle on peut continuer à préfigurer, c’est la question des communs. Et là, je parle de tous les communs. Il se trouve que pour Framasoft, notre expertise, elle est dans le numérique. C’est là où on est fort et forte. Donc, pour moi, ce que je souhaite à Framasoft pour les années à venir, c’est de continuer à travailler cette question des communs numériques face à l’individualisation, à l’appropriation, j’ai envie de dire à l’égoïsme, etc.

Walid: c’est moi qui vais faire un mot de la fin !

Pouhiou: voilà, j’allais te demander, et toi ton mot à toi Walid

Walid: Wally ? Ah bah je vais vous le donner, alors la première chose c’est si par hasard vous faites des t-shirts vintage PLM, alors là pensez à moi.

Pierre-Yves: ça marche.

Walid: voilà, donc c’est la première. La deuxième c’est… Je suis d’abord, je voudrais remercier, vous remercier vous, puisque c’est un projet de raconter les 20 ans de l’histoire de Framasoft, dont on a commencé à discuter après l’épisode de Peertube. Donc ça a mis du temps, mais en fait, c’était très bien. Comme ça, ça m’a permis de discuter avec pas mal, avec Pierre-Yves et de voir aussi un peu de quoi moi, je voulais parler. Donc ça, c’était vraiment super. Ça, c’est vraiment quelque chose d’hyper important. Et le troisième, c’est qu’en fait, quand j’ai commencé à travailler sur Projets Libres!, j’ai redécouvert plein de choses dans le monde du libre que je ne connaissais pas. dont deux en particulier qui m’ont vraiment laissé sur le cul. Le premier, c’est tout Framasoft, vraiment, je ne connaissais pas toute l’histoire et ça a été vraiment une de mes grandes découvertes. Et la deuxième, c’est aussi grâce à Framasoft, je pense que c’était une discussion, des discussions peut-être avec Pierre-Yves, je ne sais plus, c’est NLNet, les financements NLNet, où alors là, vraiment, ça a été la… Enfin, moi, je me suis dit, putain, mais… ce truc, c’est vraiment incroyable. Et je pense que c’est aussi venu peut-être des discussions sur Peertube, je ne sais plus. Donc voilà, merci.

Pouhiou: je précise juste, NLNet est un des acteurs principaux des financements des bourses Next Generation Internet de la Commission européenne.

Walid: et si les auditrices, auditeurs veulent en savoir plus, j’ai fait un épisode avec Lwenn Bussière qui travaille chez NLNet. Et on parle du financement NLNet et de ce que c’est, d’où ça vient, etc. Et c’est un épisode qui a très bien marché et qui est très important aussi. Donc voilà. Merci à vous tous. Déjà, merci à vous de votre confiance et du temps, parce que là, on vient quand même d’enregistrer en plusieurs jours à peu près 4 heures d’entretien ensemble. Merci à toute l’équipe de Framasoft.

Pouhiou: bon courage à toi pour le travail de montage !

Pierre-Yves: bon courage.

Walid: merci à toute l’équipe de Framasoft. Et puis, on va se retrouver une prochaine fois pour un troisième épisode sur une nouvelle série qui va s’appeler Comment évaluer le logiciel libre. Dans le premier épisode, il y a une conférence qu’on va donner au salon, une table ronde qu’on va donner au salon Open Source Experience avec mon compère Raphaël Semeteys. qui sera rediffusé, qui sera le premier épisode et après ça sera une série avec d’autres personnes dont Framasoft, donc ça va être super aussi.

Écoutez, pour les auditrices et les auditeurs, leur mission c’est de partager cet épisode, de le faire tourner autour de vous, de donner à Framasoft de l’argent pour leur permettre de continuer ça, et vraiment d’en parler autour de vous et aussi de faire des commentaires pour nous dire ce que vous aimez bien chez Framasoft, voilà ça fera plaisir à tout le monde. Bonne continuation à tous. À bientôt. Et puis, portez-vous bien. Et encore un grand merci à vous. Merci.

Pierre-Yves: merci à toi.

Pouhiou: merci. Salut. Salut. Ciao,

Christophe: ciao.

Cet épisode a été enregistré le 22 octobre 2024.

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